L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XVIII
Red Alert

Ma nouvelle version de logiciel opérateur est passionnante : elle est certes lente, mais semble douée de raison. En à peine plus de 2^42 cycles, j'ai établi un contact durable avec le logiciel Jean. il dit être un « pingouin », son grand programmeur est « Gnou ». Je supplie le Seigneur Vadou de m'accorder la grâce d'une nouvelle incarnation à l'identique et un accès illimité à la Grande Mémoire pour la gloire de Notre Seigneur.

Igolio::SETI in My Storage Network, circa Epoch+2^30.75s

« Salut les gremlins ! » déclara Jean en enfilant son combiné. Le picotement caractéristique des électrodes s'enfichant derrière ses oreilles lui confirma qu'il n'allait pas tarder à établir le contact. Le rugissement féroce du synthétiseur de la console s'éleva dans les écouteurs.

« Lussamomo ! » déclara Barney sautant hors de sa fenêtre d'un mouvement fort élégant. Il avait revêtu pour l'occasion un superbe survètement Dah Clust et une casquette à l'emblème des Rad Hat Peppers.

« Yoooo, I'm yo'Netmaster Ten Base T, and I r3wl y0 w0rld, y0 mutt4f0ck4r ! » s'annonça Igolio avant de ranger ses platines, remettre en ordre sa chevelure crépue façon Jackson, et rajuster ses lunettes Ray Vaun. « Get'on to the n3w w0rld : fr33 music, fr33 video, gr4tz to Win Jawing Me Softly, currently updating, please w41t a minute, stay tuned, and goo00od morning ! »

Lors du passage de consignes, juste avant de prendre la console, le prédécesseur de Jean n'avait rien signalé d'anormal, mais semblait quelque peu fatigué. Jean se demandait comment il avait pu supporter les deux assistants gonflés par quelques ruses de Chico et de longues heures de dressage pendant sa permanence. Il faudrait agir vite. Barney et Igolio se promenaient désormais librement dans l'ensemble du réseau de la GigaDot Corp., terrorisant sur leur passage leurs confrères gardes-chiourne du réseau à coups de rap mortel « Move y0'bum, I said move it up, o'I PoD y0 ass ». Visiblement, aucune alerte n'avait signalé les bruyants agissements des deux compères en furie. Jean en avait profité pour passer à Éric le numéro de téléphone de la belle Alexianne lors d'une descente sur le serveur de fichiers du service de paye. Bon : fini de rigoler, on allait passer aux choses sérieuses !

« Mes amis, j'ai un nouvel ami à vous présenter. »

« Sérieux ? Waaaaah délire : un nouvel OP ! Trop claaaaaasse man, t'es top cool avec nous, si tu savais comment on s'emmerde quand on est idle : toute cette CPU à rien foutre, c'est vraiment trop nuuuuuuuuuuuul. Où qu'il est ton pote ? Il a pas de trodes ? J'vois rien, là ! »

Jean connectait discrètement le téléphone mobile, activait l'hyperterminal impérial. Le contact s'établit presque aussitôt.

« Le voilà : hop, je mets la fenêtre au dessus ! »

Barney et Igolio se ruèrent dessus :

« Waaaahh, c'est quoi ce truc ? On dirait un machin de l'Epoch ?! »

Un message s'afficha sur la console : « Sacré bon Dieu de bois ! C'est quoi ce merdier ??? »

« Mon ami s'appelle Shoelcher, les potes. » annonça solennellement Jean.

« Putain il a pas de trodes : comment qu'on cause à cet oiseau-là ? »

Igolio courut chercher ses platines « Je suis sûr qu'il aime la musique : j'ai vu ça dans Rencontre du troisième type, sur My Storage Network !!! »

« Mayday, Mayday, Mayday : 404, Au secours ! 404, Au secours, j'ai du bruit dans la socket » répétait nerveusement la console de Schoelcher.

« He tu vas pas nous bananer » dit Barney « c'est pas un pote à toi, on dirait plutôt un vieux programme en Fortran. D'abord il est pas joli comme ça : alors je mets la console en Unicode, j'active le support Kanji-SimplifiedChinese, je charge une jolie fonte Impact Bold Titatium .44, je te relooke cette bordure naze en 65 millions de couleurs, puis je pose un thème... Hmmm... Disons bleu et rose, le rose c'est bien ça détend. Mais, mais... Il parle ton machin !!! Il m'insulte en plus, hé Igolio, ramène ta fraise, viens voir ça !!! »

« Quoi ? » demanda Igolio penchant sa tête à la fenêtre, une poignée de vieux vinyles à la main.

« C'est un vieux programme d'intelligence artificielle !!! C'est délire, il parle !!! il rame à mort en plus, j'y crois pas ! »

Igolio descendit précipitamment de sa fenêtre, abandonnant ses platines et soudain, la console de Schoelcher envahit tout l'écran. Jean perdait le contrôle de la situation. Le disque crépitait maintenant sans discontinuer. Une froide sueur commençait à s'insinuer dans le col de sa chemise. Soudain, une voie familière lui parvint aux oreilles.

« Cool, fiston. Cette fois on y est... Nom de Dieu ! Dans quel merdier on s'est foutu ? »

« Salut Jean, Chico en ligne. Je reste en arrière de Schoel. Je bats le rappel de la bande. On a déjà cinq châssis prêts à plonger, sans doute une douzaine sous peu. Si on perd Schoelcher, je te préviens, on charge, et tu te barres de là en courant. »

« T'inquiètes pas Chico » dit Schoelcher « chuis p'têt rouillé, mais ils vont vite comprendre leur douleur dans ce pays. Jean, reprends le job immédiatement. Comme tu vois, c'est bon, j'ai choppé les devices de ta console. J'ai rencontré les petits monstres : ils me voient à peine, ces boulets. »

« Hééééé Jean, putain, il est suuuuuuuuper speed ton pote. J'ai jamais vu des opérateurs comme ça. Mais aïe !!! Il m'a mordu !!! » gémissait Igolio.

« Chut... » disait Barney « Il parle lui aussi : je ne comprends pas très bien ce qu'il dit, c'est très lent, mais regarde, avec le codec ASCII c'est lisible ! »

« Ha ouaips ? » répliqua Igolio en se massant la main « Hmmm... Admettons, alors voyons voir... »

Jean insinua qu'il faudrait peut-être reprendre le copier/coller aussi. Barney leva à peine un sourcil et l'écran s'anima. Jean remit rapidement la main sur la souris et fit semblant de vaquer à ses occupations habituelles. Entre temps, Barney matérialisa rapidement une icône de Schoelcher, sous la forme d'un petit diablotin dans la barre de tâches. Le disque crépitait toujours autant. Une fenêtre de messages s'ouvrit discrètement sur la console.

« Incroyable le matériel qu'il y a ici...\n On ne pourra jamais passer les données sur une liaison à 9600.\n Je vais me mettre à chercher moi-même des traces de Karim.\n Chico a plongé avec moi : reste à l'écoute. »

Igolio réapparut à l'écran.

« Retourne avec eux, Igolio : ça me ferait tellement plaisir ! » dit Jean.

« Hooo va, ne t'inquiètes pas : je suis ici, et avec eux aussi. Je suis multitâche, moi, monsieur ! » répondit Igolio en bombant le torse « Ils sont terribles tes nouveaux amis, surtout le vieux con. Il peste tout le temps, mais qu'est-ce qu'il court vite ! On fait un marathon comme dit l'autre. C'est super, j'ai jamais autant rigolé ! »

« Un marathon ? »

« Oui, c'est une espèce de chasse au trésor. On fouille tout le Storage Network pour retrouver des renseignements concernant un certain Karim. Barney est avec le vieux con, là, Schoelcher, et essaie de foutre des baffes à l'assistant chargé de la sécurité extérieure. C'est marrant, j'avais jamais eu l'idée de faire ça, mais c'est drôle ! D'où sors-tu des idées aussi malsaines, Jean ? »

Jean sentit revenir ses peurs.

« Malsaines ? Heu... Je ne sais pas, tu sais, moi j'aime bien jouer avec mes amis. Mes amis, ils ont plein d'idées très drôles, alors je joue avec eux. »

« Haaaa... Je comprends. Je devrais demander au Seigneur Vadou de nous créer des amis aussi. C'est pas que Barney m'emmerde, mais ça fait quand même 2^55 cycles qu'on est tous les deux tous seuls. Enfin, c'est vrai qu'avant, les cycles étaient plus longs, et nous étions moins intelligents » soupira Igolio. « Tiens, ton ami Chico t'envoie un message ».

« Karim est employé à plein temps à la GigaDot Corp., payé sur des fonds spéciaux de l'empire géré par une banque de données hors-secteur. Il est l'assistant particulier de Mlle Alexianne de Vatremont, Enseigne de vaisseau et 1erDBA de la GigaDot Corp. Pas d'autres informations pour le moment. Je préviens Schoelcher et la bande que nous allons devoir opérer une extraction en règle. Tu as d'autres infos ? »

Jean répondit par la négative « Mais je cherche... » ajouta-t-il. Il se tourna vers Éric en débranchant ses trodes.

« Éric... hé, Éric » dit-il, tentant d'attirer l'attention de son voisin, qui faisait semblant de ne pas l'entendre. « Éric, j'ai un plan pour rencontrer la belle Alexianne ! »

Éric sortit de l'hébétude des trodes « Hein, qu'est-ce que tu dis ? »

Soudain, une sirène déchira le bruissement continu et feutré des consoles en batterie. La lumière s'éteignit, remplacée par l'éclairage fantasmatique des gyrophares rouges d'urgence. D'invisibles hauts parleurs diffusèrent leur annonce du ton monotone de l'extrême urgence.

ATTENTION ATTENTION À TOUS LES PERSONNELS, ALERTE, ALERTE, ÉVACUATION IMMÉDIATE DU BÂTIMENT. LES ÉQUIPES DE SECOURS ET SÉCURITÉ À LEURS POSTES. TOUS LES PERSONNELS NON-HABILITÉS DOIVENT SE RASSEMBLER IMMÉDIATEMENT AUX ISSUES DE SECOURS DES BÂTIMENTS. MERCI DE VOTRE COOPÉRATION.

ALERTE, ALERTE, CECI N'EST PAS UN EXERCICE.

ATTENTION À TOUS LES PERSONNELS...

« Heu... » dit Éric, « Jean, sans rire, tu as encore fait une connerie ? »

« Ha non, cette fois, je n'y suis pour rien ! » mentit Jean. Il n'avait aucun doute sur l'origine de l'alerte. Ça sentait bon les méthodes basiques et sans finesse de Schoelcher.

ATTENTION, ATTENTION, CONDAMNATION DES SAS ET MISE EN SÉCURITÉ NÉGATIVE SOUS HALON DES LOCAUX INFORMATIQUES DANS 3 MINUTES.

Une panique indescriptible s'empara de la salle machine. Gruber en profita pour apparaître à la porte. « Tout le monde dehors, immédiatement ! » hurla-t-il. Un instant distrait, Jean se retourna vers son écran qui clignotait frénétiquement. Éric, par mimétisme, l'imita. Un message rouge sur fond noir disait « embarque le téléphone, active le WAP selon le plan B, reste à l'écoute : le firewall est percé. On est à l'intérieur. »

« Putain, mais t'es complètement taré !!! » hurla Éric.

Jean décrocha le téléphone de son câble, se recula d'un pas, puis envoya un formidable coup de pied dans la console, qui s'éleva de quelques centimètres avant de retomber lourdement sur le sol. L'écran grésilla quelques instants, puis se tut.

« Et alors ? » demanda-t-il en se tournant à Éric.

Un mélange d'émerveillement et d'incompréhension se lisait sur le visage d'Éric « C'est toi... C'est toi qui a foutu ce... Tu es un espion ? Qui sont les autres ? » Jean sourit : « Laisse tomber. Je fais ce que je fais pour sortir un ami du merdier. Tu viens avec moi ou tu t'en vas. Tu choisis : soit tu finis ici à pleurer toute ta vie, soit tu viens rigoler avec nous. » dit-il en regardant autour de lui les regards apeurés de ses collègues (ex-collègues !) se marchant les uns sur les autres pour fuir.

« Heu... Bon je viens avec toi, on verra après ! »

« Alors direction les étages, chez Mlle Alexianne de Vatremont ! »

« Quoi ? »

Jean n'attendit pas la réponse et se précipita vers l'escalier. Éric lui emboita le pas, emportant au passage une console portable oubliée par quelque fuyard.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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