L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXIX
Retour vers l'Ether

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

Dodelinant la tête d'avant en arrière, le regard figé dans le reflet de ses yeux délavés sur l'écran, le petit homme récitait d'un ton monocorde la mantra doucereuse et obsédante que sifflaient les vieilles enceintes grésillantes rongées par les ans. À ses pieds, la tête diamantée d'une vieille platine vinyle tressautait au gré du relief irrégulier d'un vieux disque déformé. La mélopée de Gong envahissait l'espace, répandant l'harmonie jusqu'entre les fentes des vieilles pierres de la cave humide, s'insinuait dans son corps, figeait l'angoisse. Il ne regardait plus ce qu'il écrivait. Il n'avait qu'à se laisser porter, guider par l'harmonie, et le code serait bon.

Ses doigts, désormais presque autonomes sur le clavier, n'étaient plus guidés que par le Grand Karma. Le code jaillissait, harmonieux, purifié de tout commentaire. L'arithmétique des pointeurs naissait du néant, limpide et juste. Personne, et surtout pas lui, ne pourrait jamais relire ou comprendre ce que les doigts avaient écrit tandis que la magie s'opérait, mais l'harmonie serait là, le code serait fait. Bientôt.

Il entendait le rugissement jaillir du bourdonnement diffus du monde extérieur, acquérir une substance propre, s'imposant entre la musique et l'horreur sonore du monde réel, des bruits d'automobiles et de sifflets à roulettes. Ce cri mécanique ne ressemblait pas aux bruits de la rue. C'était un signe, le signe du neuf jaillissant du Grand Karma. Il n'avait jamais entendu, ressenti l'harmonie de manière aussi tangible. Peut-être était-ce le manque de sommeil, de nourriture, ou l'abus de café. Il savait que ces trois derniers jours d'efforts seraient récompensés. La perfection du code était proche.

Le mugissement formidable s'était tu, juste après ce grand craquement. L'harmonie, sans doute, était là, enfin, et se manifestait à lui. Il l'entendait ouvrir la porte de la cave, descendre l'escalier pas à pas. Le spectacle était presque prêt. Il devait d'abord finir la fonction, fermer le bloc de code : plus que deux, non, trois lignes. Derrière lui, les pas devenaient hésitants, mêlés. Il n'avait pas tout à fait fini, l'harmonie le savait. Fermer le buffer, lancer la compile, ouvrir les yeux enfin. Il distinguait maintenant sur l'écran le reflet d'un, peut-être deux hommes debouts derrière lui. Sur la console, les symboles défilaient à toute allure. Compilation passée ! Deux pages de warnings (ne jamais lire les warnings surtout : c'est trop démoralisant), enfin l'exécution : le programma s'élança élégamment vers le ciel, puis soudain se figea, foudroyé en plein vol dans un bruit de tonnerre, avant de retomber, vomissant ses entrailles sur tout l'écran.

Très vite, les servants du système rassemblèrent les fragments épars en un core compact, proprement assemblé sur le disque et lui notifièrent que le ménage était fait.

Il avait encore échoué. Pourtant, il avait senti l'harmonie s'approcher. Il avait été trompé ! Furieux, il se retourna vivement, puis resta immobile, comme figé par l'apparition. Ce n'était pas l'harmonie qui était venu à lui, mais un jeune homme, un pilote, le regard dur pour un visage si jeune, un visage qu'il connaissait bien.

« Jean ? »

« Salut, l'ami. » répondit Jean.

Le petit homme se détendit, sourit. Il passa lentement ses mains dans ses longs cheveux gras avant de s'essuyer méticuleusement sur son jean et se redressa un peu de sa chaise.

« Tu tombes bien. Je crois que j'avais envie de voir quelqu'un. »

Chico, qui était jusqu'alors resté sous l'ombre de l'escalier s'avança silencieusement. Jean prit alors conscience de la dureté du regard du petit homme aux yeux rougis, striés de veinules dilatées par la trop longue séance de console. Mais, très vite, son interlocuteur reprenait figure humaine, réapprenait l'usage des muscles de son visage.

« Hey Chico ! » reprit-il, jovial. « Tu n'es pas retourné sur ta plate-forme ? Aurait-on un espoir de te revoir parmi nous ? »

« Dans quelques années, peut-être, mais pas encore. Je ne leur ai pas encore pompé assez d'argent, tu sais bien. »

« Hé hé hé... » répondit, ironique, le petit homme. « Tu devrais demander à Dara comment elle fait. Elle m'a dit qu'elle laissait tomber le boulot de sysad à la fin de l'année. Elle va bientôt abandonner ses chers banquiers suisses pour rester sur Paris. Je crois qu'elle vise un job pépère chez BankAss, genre DBA coolos. Tu connais notre princesse : faut qu'elle assume son standing, la fillette. »

Chico haussa les épaules « Je claque trop de fric là-bas, c'est tout. L'Amérique du sud, tu sais, vaut mieux boire pour pas trop y voir clair. »

« T'as signé pour en chier, fils. » Ponctuant cette dernière remarque d'une pause, il enchaîna « Schoelcher n'est pas avec vous ? »

Chico regarda Jean. Jean tourna la tête et énonça froidement « Schoelcher a eu des ennuis en Ether, de ce qu'on en sait ».

Il reprit : « On a croisé des gars qui étaient à sa recherche sur Central, mais on a pas pu leur parler. Faudrait jeter un oeil aux news locales. Ptêt qu'il y aura des infos. »

Le petit homme resta silencieux un instant, baissant les yeux. Il se leva, s'avança vers la table basse, cherchant un coussin pour s'asseoir. Farfouillant dans la boîte où étaient rangés ses bâtonnets d'encens, il reprit :

« Quand je vous ai vu tous les deux, ensemble, j'ai bien eu le pressentiment que vous aviez beaucoup de choses à raconter, depuis notre dernière surprise-partie. On se pose un cul ? » dit-il montrant du doigt les coussins élimés aux motifs indiens.

Tandis que leur hôte choisissait avec application deux bâtonnets fort semblables aux autres, Jean, jusqu'alors resté debout, s'avança à son tour. Il empoigna le premier coussin venu, et s'asseyant, déclara précipitamment :

« J'ai besoin de ton aide, l'ami. Je vais t'expliquer, mais ça risque d'être un peu long. Tu te souviens, la dernière fois... »

Chico leva la main, interrompant Jean.

« Petite chose avant de commencer. Nous avons besoin de toi pour étudier une intelligence artificielle expérimentale d'origine impériale. »

Le petit homme laissa ses yeux s'ébahir, son propos devenir confus.

« Une Aya ? Une Aya impériale ? Vous avez dégotté le code d'une vraie Aya impériale ? Vous avez trouvé ça où ? »

Jean, perplexe, tourna la tête vers Chico. Devant le regard interrogatif de Jean, Chico répondit :

« Aya : c'est le petit nom des I.A. dans les romans de R.C. Wagner. Il a pas mal de fans parmi les flibustiers. » puis, tournant la tête, il déclara « Mais on a pas le code de ce truc-là. Juste le binaire. »

Le petit homme sourit.

« C'est souvent verbeux, les binaires impériaux, tu sais bien... Enfin, bon, il y a Aya et Aya... Mais dans la littérature publique, on ne trouve pas grand chose d'intéressant. Il y a pas mal d'enjeux sur les Ayas. Dans la finance, le pilotage d'équipements industriels. C'est que des gros enjeux, et d'habitude les industriels n'aiment pas voir leur code traîner dans la nature. C'est quoi votre truc au juste ? Vous avez dégotté ça à la GigaDot Corp ? »

Jean sourit.

« Le plus simple, c'est que tu ailles voir toi-même. Elle tourne, là-haut, sur mon châssis. À moins que tu ne préfères que je l'amène ici ? »

Le petit homme hésita un instant.

« Ça tourne sur ton châssis ? Une Aya impériale ? » reprit-il interrogatif « Oui, oui, amène-moi ça ici. Ça fait des jours que je n'ai pas vu l'air frais, ça risquerait de me faire un malaise... »

Jean se releva lentement.

« Je vais descendre une console. Pour le reste : Chico, tu peux lui expliquer en gros ce qui s'est passé ? »

« Je ne suis pas sûr que les huiles de Central aimeraient qu'on cause du projet Pandora. » répondit Chico.

Jean haussa les épaules.

« Les huiles, c'est elles qui font les conneries et nous qui assumons. » dit-il en ricanant « De toutes façons, rien qu'en deux mots, tu en as déjà presque trop dit. Et après tout qu'importe ? »

Le petit homme restait silencieux. Jean entreprit de remonter l'escalier.

Avant même que l'air glacé du dehors ne lui saisisse les poumons, il réfléchissait à toute allure. Il n'avait pas réellement envisagé ce que pourrait être la réaction d'un inconnu face aux assistants. Sur l'écran de sa console, posée à même le sol, Barney dormait. Privé de toute connexion depuis des heures, il avait sombré dans l'ennui, puis l'apathie complète. Jean commença à sortir des poches de sa combinaison les longs câbles qu'il avait préparé en vue de cette rencontre. Il était certainement imprudent de laisser Barney à proximité des installations de la cave des flibustiers. Ses réactions en face d'un inconnu n'étaient pas exactement ce qu'on pourrait qualifier de prévisible. Quand au petit homme... Sans doute dans son esprit délirant se trouvait la nécessaire ouverture d'esprit pour aborder le problème sans préjugé d'aucune sorte. Jean ne réalisait que maintenant les raisons de son choix. Venir ici lui avait semblé logique, mais ce n'était que maintenant qu'il comprenait les raisons de sa décision.

Chico avait dégotté dans ses vieilles affaires un boîtier Xterm Tektro. Une boîte noire parfaite pour confronter Barney à son hôte sans prendre de risques. Jean se demanda soudain pourquoi les huiles de Central n'avaient pas procédé ainsi plutôt que de construire la cage complexe d'une machine virtuelle. Des codes impériaux existaient pour cela, et ça n'aurait pas été la première fois qu'ils auraient mis en service un châssis impérial à Central. La seule explication était qu'ils avaient dès le début envisagé de restaurer Barney et Igolio sur un moteur De Bean. Et finalement, c'était exactement ce que Jean avait fait. La seule différence, c'est que cette solution s'était imposée sous la pression de la nécessité d'une part, et se faisait en dehors du contexte plus ou moins scientifique de Central d'autre part. Ziang devait y être pour quelque chose. Jean vérifia rapidement le bon fonctionnement du boîtier, puis lança le câble dans l'escalier.

Il tapota quelques commandes sur sa console, envoya un, puis deux, puis trois signaux à Barney, qui s'agita mollement.

« Je vais te présenter à l'ami dont je t'ai parlé. » pianota-t-il « Il te parlera par la console. »

Barney s'étira mollement, fouilla dans sa poche, en sortit un trombone qu'il commença à tortiller doucement. Le trombone s'animait petit à petit.

« Attends ! » reprit Jean, pianotant à nouveau sur le clavier « Il vaut sans doute mieux que mon ami voit ça aussi. S'il doit nous aider, il faut qu'il en comprenne un maximum. »

Un toussotement dans son dos fit sursauter Jean. Chico se tenait là, tenant le petit homme par les épaules. Son visage était livide. Ils avaient du monter l'escalier sans que Jean ne les entende.

« Il n'a pas voulu attendre quand je lui ai dit ce que nous allions lui montrer. » expliqua Chico. « Je crois qu'en fait, il ne nous croit pas. Je me suis dit qu'il vallait mieux qu'il voit qu'il n'y a pas d'entourloupe. »

Le petit homme, silencieux, frissonnait dans son vieux tee-shirt. Il tenait ses bras serrés, croisés près de son corps, le dos voûté. Il faisait encore frais en mars près de Basse Tille dans le grand monde extérieur.

« Prodigieux. C'est prodigieux... » murmurait-il « Je vais voir ça en bas. Il fait trop sombre et trop froid, ici. Viens, Chico, on redescend. »

Chico ne se fit pas prier. Jean les suivit quelques secondes plus tard, le col relevé, soufflant dans ses mains, l'Xterm sous le bras. Chico avait déjà préparé les rallonges électriques. Très vite, le terminal s'anima. Quelques derniers réglages, et la mire jaillit, révélant Barney assis en tailleur, regardant fixement droit devant lui, en dessinant du doigt des graffitis sur l'écran de login.

Entre-temps, le petit homme était allé chercher ses cigarettes, et une espèce de grosse boîte à chaussures. Il se rassit, mit un coussin dans son dos, regarda l'écran de l'Xterm, s'adressant à Jean sans le regarder :

« Alors, tu dis que ce machin peut parler, apprendre des tours de passe-passe, voyage sur un mystérieux réseau impérial véhiculé par l'Ether ? Ben je voudrais bien voir ça. »

« Fais attention. » reprit Jean d'un sourire narquois « Il peut aussi parfois lire dans tes pensées. »

Tout le monde dans la pièce savait que Barney ne pouvait rien voir ni entendre à ce moment. Aucun périphérique adapté n'était encore raccordé au terminal. Pourtant, tous auraient juré que le dinosaure amorphe s'était soudainement senti interpellé, lorsqu'il tourna son regard vers Jean. Le petit homme fit mine de n'avoir rien remarqué, et sortit une paire d'enceintes et une caméra de sa boîte à chaussures.

« Tu saurais raccorder ça à l'Xterm, non ? » demanda-t-il.

Jean acquiesça discrètement. « Je suis sûr que ça va lui faire très plaisir, tu sais. »

Le petit homme grommela. Puis, il reprit :

« Tu sais que si ce n'était pas Chico qui m'avait raconté ton histoire, je ne l'aurais pas cru. Je me souviens très bien de ce que tu avais raconté lorsque tu étais allé jouer au sysop à la GigaDot Corp, mais franchement, à l'époque, je te prenais pour un bleu un peu impressionnable. L'Empire est très fort pour faire passer des vessies pour des lanternes, tu sais ? Et pis, bon, vos trucs, c'étaient des trucs de pilotes... Je préférais ne pas trop m'en mêler. Chacun ses affaires. »

Jean restait silencieux, lissant les câbles en un semblant de faisceau plus ou moins ordonné.

« Tu as vu Ziang, il paraît ? Ça fait très longtemps que je ne l'ai pas vu. Il faudrait que je sorte un peu de là des fois. Tu sais s'il réside à Central maintenant ? »

« Je ne sais pas vraiment ce que fait Ziang à Central. » admit Jean « Mais je suis à peu près sûr qu'il est très impliqué dans le projet Pandora. On en reparlera plus tard, promis. Mais, tu as vu Dara récemment, tu disais. Tu as des nouvelles de Karim ? »

« Ton ami du CaLUG, je suppose, celui pour lequel vous êtes allés foutre la zone chez les impériaux ? Non, mais je crois qu'il est en Suisse, chez des amis de Dara. De toutes façons, tu en sauras plus bientôt. Je vais sans doute appeler Dara pour me filer un coup de main sur ton bestiau, si ce que dit Chico est vrai. »

« Dara connaît ce genre de choses ? »

Le petit homme hésita.

« Dara n'aime pas qu'on parle de son boulot. Bien qu'on ait usé nos jeans à la fac ensemble, je n'en sais pas grand chose. Mais je crois qu'elle connaît bien les outils d'aide à la décision financière : les robots à jouer en Bourse, en gros. C'est sans doute le secteur dans lequel on trouve les meilleurs codes d'Ayas. »

« Je vois. » reprit Jean « On verra bien. Sinon... Ya un truc que Chico n'a pas pu te dire : je crois que Ziang est l'un des programmeurs de ces... Ayas comme tu dis. »

Le petit homme resta silencieux un instant.

« C'est bien possible. » admit-il. « Il a certainement bossé pour l'E-Empire un jour ou un autre. Ses recherches l'intéressent plus que tout au monde, et il aurait signé n'importe quel contrat pour pouvoir les poursuivre. Mais il ne doit pas être seul sur ce coup-là. »


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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Script (version 2.9.9-r9) fait en août 2000