L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXXI.III
No Guts, No Glory

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

« Je me demande s'ils s'imaginent vraiment que je vais me laisser faire ? »

Profitant du pilotage automatique, dédaignant du regard les cadrans standards, Sacha dégagea la trappe masquant le jeu de commandes qu'il s'était préparé depuis bien longtemps, juste au-dessous du support de l'écran de son châssis. Les souvenirs du passé remontaient en mémoire, perturbant sa concentration. Autrefois, une simple tresse amoureusement tissée de câbles nus raccordait sa console à une minuscule électronique de commutation, située à quelques millimètres à peine du support processeur/pont nord. Il s'était depuis procuré dans les stocks impériaux une gaine métallique souple isolant ses petits bricolages des forts champs électromagnétiques qui perturbaient la timonerie d'un châssis trafiqué au-delà du raisonnable. Il avait enfermé la petite électronique dans un morceau de scotch aviation dans l'espoir de limiter l'inévitable échauffement au moins quelque temps.

Cette petite électronique, basée sur deux transistors rapides montés en astable, pouvait fournir une horloge de fréquence dangereusement variable de laquelle pouvait probablement s'accommoder son châssis à défaut d'un authentique quartz un certain temps. Une batterie de circuits logiques multiplicateurs de fréquence en sortie rajoutait une certaine instabilité à l'ensemble, mais s'avérait nécessaire pour atteindre les fréquences communément observées de nos jours. Il regrettait de ne pas avoir profité de la grande disponibilité des composants spécialisés pour GSM pour reconstruire cet équipement sur des bases plus saines. Il n'était pas réellement envisageable de transporter de telles fréquences sur un conducteur de plus de quelques centimètres, aussi disposait-t-il depuis longtemps d'une interface discrète de commutation, susceptible d'être activée par deux simples poussoirs pour augmenter ou réduire la cadence de l'ensemble. Pour s'adapter aux châssis modernes, il devait cependant distribuer le signal par le biais d'un coaxial or miniature vers le chip contrôleur de bus, et éventuellement tenir compte du déphasage induit par le transport du signal sur le câble. Mais ceci était facile à mettre au point par essais et erreurs [21].

Il n'avait finalement compris qu'assez tard qu'aucun impérial n'aurait pu simplement envisager utile d'intégrer de telles modifications dans un châssis ultra-compact comme le sien, fin, racé, allégé à l'extrême, conçu avant tout pour fournir le support logistique vital au consultant armé de son seul pointeur laser, isolé en clientèle hostile. Sacha avait toujours été très précis pour ce qui lui tenait à coeur, et les modifications qu'il avait apporté atteignaient un niveau de finition suffisant pour s'intégrer harmonieusement à l'esthétique gris acier de son châssis. Il ne se souvenait plus d'ailleurs très bien pourquoi il avait systématiquement modifié tous les équipements que l'Empire lui avait confié durant sa carrière. Simple réflexe, sans doute, même si la probabilité de tirer la bourre avec un collègue lui avait sans cesse semblé plus infinitésimale au fur et à mesure qu'il gravissait les échelons du pouvoir. Il y avait sans doute plus d'amour-propre que de raison à cet état de fait qui lui avait fait perdre de nombreuses heures d'un inutile sommeil, mais aujourd'hui, ces petits accessoires risquaient fort de lui fournir l'avantage décisif, du moins nécessaire pour ses projets.

Il était bien sûr inenvisageable d'exploiter un classique refroidissement processeur à bain d'huile minérale avec échangeur thermique externe sur un châssis portable à alimentation autonome pour compenser l'inévitable échauffement consécutif à la manipulation à la volée de l'horloge processeur en plein vol. Par contre, les quelques grammes de carboglace insérés juste avant son départ dans le petit logement rogné dans le support batterie lui procureraient un délai acceptable pour exploiter au moins quelque temps son châssis bien au-delà du raisonnable. Ce serait certainement une expérience intéressante, même s'il doutait de la qualité de l'échange thermique entre l'eau que condenserait la fusion de la carboglace avec la sculpture de pâte thermique argent qu'il avait calculé comme aussi efficace que possible à cette fin. Il n'avait jusqu'alors jamais envisagé sérieusement d'essayer un système aussi stupide, mais avait-il le choix ?

Il ne connaissait que trop bien le destin qui l'attendait dans l'antre de Mazza. Mazza se déplace toujours pour les affaires ordinaires. Parfois, il infligeait à ses ouailles l'une de ces horribles visioconférences hachées, entrecoupées de blancs sonores et de sauts d'images au contenu lénifiant. Pour quelle raison obscure ces décideurs pouvaient-ils croire important d'infliger leur face de rat à 100 images/seconde ?

Mais Mazza l'avait convoqué. Au sujet de l'échec partiel de l'opération CaLUG, sans nul doute. Peu importait, en fait. Son bilan depuis sa nomination, (c'est à dire depuis l'exécution de Dargeance, se souvint-il) était maigre.

Sacha ne tenait nullement à être celui qui résoudrait les débats récurrents entre officiers concernant l'agencement exact du bureau de Mazza. Personne n'avait jusqu'alors prétendu y avoir pénétrer et en être ressorti capable d'en témoigner. Sacha ne trouvait aucune raison de croire que son esprit échapperait au conditionnement qui avait été le sort de tous ceux qui l'avaient précédé selon la rumeur. Savoir si le cadre photo dont le dos masquait une partie du torse de Mazza lors des visioconférences représentait l'Empereur, le Seigneur Vadou, ou une hypothétique personne chère à son coeur lui aurait certainement rapporté quelque prestige auprès des autres lieutenants de l'Empire, mais jouer cette chance lui semblait aussi peu judicieux que vendre un steak à un fauve.

Se sachant approximativement prêt pour son plan depuis longtemps, il avait passé la nuit à rédiger un magnifique RTF (lettrage Impact Titanium Bold .44 et diagrammes animés) désignant Alexianne comme responsable de ses échecs, du Krach boursier, des sept plaies d'Egypte, et du rhume des foins du pékinois de la favorite de l'Empereur. Au-delà du plaisir jouissif que cet exercice lui avait procuré, il avait avant tout souhaité se comporter en toutes circonstances comme l'aurait fait tout impérial tombant en disgrâce : tenter malhabilement de reporter ses fautes sur autrui, par exemple, en rediffusant massivement quelques citations choisies des uns et des autres pour détourner l'attention de soi. Il ne doutait pas un instant être sous surveillance permanente depuis son retour d'Ether, et supposait qu'adopter un comportement prévisible endormirait la méfiance des gardiens invisibles du réseau. Il n'avait dérogé à cette règle que pour vérifier et entretenir son châssis avant l'entrevue programmée, attitude qui n'aurait étonné personne qui fut informée de sa réputation de technicien maniaque.

Peu lui importait désormais de savoir s'il avait eu ou non raison de procéder aussi prudemment. La notion d'excès de précautions n'existait pas dans son esprit. Seul existait la mise en oeuvre de tout ce qui était à sa portée pour la réussite de l'objectif qu'il s'était fixé : s'enfuir de l'Empire avec suffisamment de dossiers secrets pour dissuader qui que ce soit de lui chercher noise.

L'instant approchait. Il sortit de sa poche son agenda électronique personnel. La concrétisation de toutes les nuits passées en prévision d'un tel instant était dans sa main : un logiciel maison destiné à saturer les défenses de l'Empire, intégrant diverses attaques publiques et quelques autres dont il avait pris soigneusement connaissance au cours des années comme son métier l'exigeait, plus quelques subtilités personnelles. Il était particulièrement fier du canal caché de consultation de certains forums usenet fort mal distribués qu'il projetait d'utiliser comme vecteur pour injecter du code de diversion à l'intérieur de l'empire lorsqu'il aurait passé les défenses du réseau. Il n'avait pas été surpris de découvrir que ces forums bannis étaient disponibles à l'insu de la hiérarchie sur certaines machines opérés par du personnel pourtant hautement accrédité de l'Empire. Rien d'étonnant à cela, pensait-il : dans l'Empire comme ailleurs, seuls les incompétents n'ont pas de petits secrets, et s'attacher à déterminer les faiblesses de ces compagnons et l'habileté avec laquelle ils les dissimulaient avait toujours été pour lui un moyen d'évaluer la valeur réelle de ses compagnons. Certains, trop rares, avaient quelque talent, mais plus rares encore étaient ceux qui, comme lui, utilisaient systématiquement depuis des années cette analyse trop pragmatique de l'Empire. Il était de plus bien placé pour savoir que le boum internet avait causé le déploiement massif de technologies mal maîtrisées y compris dans les lieux les plus sensibles, et que même le coeur de l'empire n'échappait pas à cette faiblesse.

Alexianne, pour talentueuse qu'elle était, était trop fascinée par le pouvoir et la jouissance qu'elle en retirait pour pouvoir admettre que même au plus haut niveau de l'Empire, l'efficacité totale n'existe pas, bien au contraire. Le pouvoir corrompt, avait dit quelque grand homme. Le talent mène au pouvoir, mais le pouvoir émousse celui qui en dispose, qui s'accorde des libertés qu'il refuserait à ses inférieurs. Un manager efficace maintiendra toujours Alexianne à la lisière du pouvoir, à cette position bien précise qu'elle croit à quelques centimètres de son objectif pour la tenter et s'assurer de son zèle, mais jamais plus haut. Ce genre de jeux n'est pas sans difficultés ni dangers, mais très instructif, pensait-il. Alexianne s'avérait sur de nombreux plans un adversaire bien plus redoutable qu'un Mazza probablement décérébré par ses années d'application aveugle de consignes venues de plus haut. Sacha se prit à croire qu'un psychologue se délecterait de l'entendre parler ainsi de ce qu'il considérait comme intéressant ou jouissif dans l'existence, et se remémora immédiatement que son propre principal défaut était certainement de se laisser déconcentrer de l'instant présent par des plans machiavéliques. Or, son avenir dépendait actuellement non seulement de son évasion d'un bastion réputé probablement à tort inexpugnable, et de la qualité de sa future pêche aux dossiers noirs. Il n'avait plus qu'à espérer que la pêche soit bonne. Cependant, même l'hypothèse d'un échec portait la promesse de futurs instants exaltants, qui n'auraient comme inconvénients que d'être très probablement les derniers d'une existence qu'il ne regrettait pour rien au monde.

Le port infrarouge de son châssis et celui de son agenda se synchronisèrent au son d'une douce mélodie jaillissant des haut parleurs de sa console. Tout était en place.

Il approchait désormais De Raid Mont, capitale de l'Empire. D'un mouvement du menton contre la jugulaire de son casque de pilote, il activa la vision subjective faite d'images synthétiques sur sa visière, matérialisant en superposition avec sa vision réelle une représentation extraordinairement réaliste mais pourtant irréelle de son environnement. Devant lui rougeoyait le sceau qui isolait le réseau impérial de l'Ether. Derrière ce sceau, Mazza l'attendait, quelques sauts subjectifs derrière la lueur rougeâtre. Son assistant journalier se matérialisa sous l'invariable apparence du trombone jovial, ânonnant d'une voix morne son emploi du temps et son plan de vol.

Il se prit un instant à penser que l'Empire aurait pu rallier à lui nombre de Rebelles simplement en leur montrant cela : cet univers fantasmé, irréel, fait d'ectoplasmes électroniques évoluant dans un décor ahurissant que n'aurait pas renié Gibson, ou chaque objet et chaque personne raccordés au réseau se voyaient représentés sous une forme adaptée ou idéalisée. Ce monde irréel conçu pour représenter tout ce à quoi on souhaite donner un sens, tout ce qui pouvait s'avérer pertinent à chaque instant, d'une manière tellement plus sûre, intuitive, que les stupides interfaces remplies d'icônes colorées sur lesquelles évoluaient de bêtes pointeurs pilotés par une souris.

Mais un pilote comme Sacha ne savait que trop les risques d'erreurs que rajoutaient les couches logicielles empilées les unes sur les autres. De plus, ce qu'il se préparait à faire n'avait certainement pas été imaginé par le programmeur de son interface. C'est pourquoi il concentra son attention sur l'écran de sa console, qu'il avait basculé en mode texte.

Il basculait machinalement de console à console, vérifiant ses indicateurs un à un. Tôt ou tard, l'Empire tenterait de le déconnecter, de l'aveugler, de débrancher son interface. Il devrait alors piloter sans l'aide de son casque. Les quelques gigacycles d'horloge supplémentaires que lui apporteraient ses petits bricolages et ses logiciels tueurs ne seraient certainement pas de trop. Sa récente bataille avec l'escadrille du dénommé Kremps lui avait permis de faire le point sur ses réelles compétences de communication au plus bas niveau avec le matériel. Il se sentait en forme, prêt à dévorer un lion.

« Phase d'identification terminée avec succès. Insertion dans le réseau impérial dans 15 secondes... » énonça l'assistant ectoplasme de son casque.

Sur la visière de son casque, le sceau du point d'accès impérial s'entrouvrait lentement comme un diaphragme. Sacha pressa nerveusement la commande de test de synchronisation de son agenda. La douce mélodie du châssis fût soulignée à la fois d'un message console et d'une prose insipide de l'assistant qu'il ne chercha même pas à écouter.


[21]. Les manipulations décrites dans cet épisode pour la customisation d'ordinateurs personnels [22] sont parfaitement irréalistes et ne peuvent mener qu'à la destruction de matériel précieux. Donc, n'essayez pas de les reproduire :-)

[22]. Par contre, la cafetière Wake-On-Lan Token Ring d'un des épisodes précédents est tout à fait réalisable, même si le risque de destruction de matériel reste tout aussi réel.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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