L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXXI.V
Shell, no more

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

Mazza écumait. Devant lui, Gruber 2.0 (build 1385) restait immobile. Son travail se limitait actuellement à assurer la projection sur le mur du rapport continu synthétisé par ses soins des différentes équipes d'intervention. Il utilisait pour cela un projecteur miniature dernier cri que les techniciens de l'Empire avaient récemment fixé à l'épaulière de son armure pourtant déjà si chargée qu'il ne pouvait plus la mouvoir sans l'aide d'un exosquelette.

Ce travail exigeait une capacité sans pareille à rester immobile à ne rien faire tout en paraissant indispensable. Il était passé maître en cet art ancestral, enseigné en secret de disciple en disciple bien avant la naissance même de l'Empire. Sa maîtrise lui avait valu l'estime d'un encadrement invariablement incompétent qui appréciait sa formidable capacité à se laisser facturer au client sans générer frais ou soucis à son employeur. L'Empire ne découvrait que depuis peu ces anciennes techniques, et la considérable expertise de Gruber en la matière ne s'était jamais avéré si utile que ces derniers temps.

Gruber 2.0 regrettait cependant quelque peu d'avoir reconnu dans les événements récents le schéma de l'attaque qu'il avait vécu lors de sa précédente affectation à la GigaDot Corp. Sa synthèse préliminaire avait remonté les échelons à une vitesse qu'il aurait cru impossible dans les méandres décisionnels de l'Empire. Il n'espérait guère que, lorsque tout ceci serait terminé, quelqu'obscur bureaucrate ne souligne qu'il avait bien fait son travail et rien de plus. Il ignorait qu'un trop bon rapport est toujours simplement recopié avec un simple changement de signature à l'échelon supérieur. Puis, vient un temps où un exécutif suffisamment haut placé (ne connaissant que trop bien l'incurie de ses subordonnés directs) exige qu'on lui amène le véritable auteur. C'est ainsi qu'il avait découvert d'une part que le célèbre cadre photo de Mazza, objet de tant d'interrogations, était vide d'une part, et d'autre part que finalement, de nombreuses personnes pouvaient entrer et ressortir de ce bureau indemnes. Du moins, osait-il l'espérer, vu le nombre de personnes dans la pièce. Cela faisait beaucoup de choses qu'il n'avait absolument pas l'intention d'essayer de comprendre même lorsque l'occasion lui en serait donnée.

Ayant plus tôt que d'autres évalué l'incident en cours comme une attaque interne assortie de manoeuvres de diversion, Gruber avait bêtement réfléchi à ce qu'un assaillant pouvait espérer obtenir de l'Empire qui pouvait avoir quelque valeur. À ses yeux, le choix était très limité, et cette intuition l'avait bien guidé. Négligeant les lourds volumes du document normatif dit cible officielle de sécurité impériale (laquelle incluait les statistiques sur l'anormalité des taux de cors au pied dans les locaux humides), considérait que seul un travail titanesque permettrait d'extraire de pourtant précieuses informations des archives de la messagerie impériale, il s'était tout naturellement tourné vers ce qui lui paraissait être la cible la plus grosse, la plus évidente : les entrepôts secrets de stockage actif du code. Bingo ! Il avait immédiatement découvert un sas détruit, un relais compromis, et un trafic parfaitement anormal car non nul, la route étudiée ne figurant visiblement pas dans les plans imprimés de l'Empire.

Il entendait par actif le stockage de données rapidement lisibles, accessibles au personnel accrédité, donc disponibles sur un serveur de fichiers sévèrement gardé, par opposition au stockage passif, sur bandes magnétiques, invariablement rongé par les rats au bout de quelques années. Il avait autrefois commencé sa carrière dans ces caves humides où s'accumulaient les millions de bandes et cassettes de tous types. Une demande urgente mettait souvent quelques jours à parvenir à la cave. Il fallait parfois des semaines pour retrouver l'archive demandée, et, parfois, le dernier lecteur obsolète de ce type de bande, (pourtant conservé sous atmosphère inerte chez un prestataire extérieur spécialisé) refusait de tomber en marche. Parfois encore, on découvrait avec surprise des copies pirates d'antiques logiciels interdits à la place des précieuses données. Il fallait dans certains cas recourir aux archives sur papier jauni, cassant, à l'encre passée que l'on recopiait à la main (du moins, c'est ce que l'on écrivait dans le rapport, tout en préférant se reposer sur les logiciels OCR les plus performants du moment). Heureusement, il était rare qu'on en arrive là, sauf bien sûr pour les archives fiscales. Ces pourtant précieuses archives étaient un cimetière, dans lequel ce qui rentrait ne ressortait presque jamais, en tous cas jamais par des moyens informatiques, et toujours à des coûts prohibitifs. Il s'était toujours étonné du peu de pragmatisme dont faisaient preuve les consultants en sécurité qui inspectaient régulièrement ce lieu sous prétexte que des informations sensibles y étaient matérialisées sur des supports en théorie amovibles, mais en pratique peu fiables.

De surcroît, la vague internet et son remarquable effet déstructurant sur des entreprises parfois centenaires contraignait les administrateurs systèmes à des prodiges en termes de disponibilité des données qui interdisaient de fait tout stockage passif. « Maudit Intranet ! » maugréaient-ils dans la cave juste au-dessus de la sienne. « À quoi cela peut-il leur servir de disposer d'un accès en écriture sur les rapports annuels de distribution de primes de chaussettes de 1970 à nos jours ? »

Il était bon de repenser à tout cela pendant que les consultants impériaux s'agitaient à coups de transparents. Mais de quoi parlaient-ils au juste ?

« Gruber !!! » hurlait Mazza « Je vous pose une question : que pensez-vous du plan de riposte exposé par Zwarkin ?
-- Hé bien... » répliqua Gruber « ... après réflexion... » (gagner du temps, gagner du temps... c'est qui Zwarkin déjà, ha, oui, ça doit être ce jeune idiot qui me regarde nerveusement.) « Vous avez tout à fait raison, à mon avis. Mais il faudrait compléter ce plan par une demande de mise à disposition immédiate de tout le stockage passif !
-- Pourquoi donc ? Demanda Mazza.
-- Quelle que soit l'issue de cette attaque, nous risquons de devoir vérifier tous nos systèmes, monsieur.
-- En effet ! » déclara Mazza, radieux. « Faites comme il dit. Maintenant, cher Gruber, pardonnez-nous, mais nous avons à discuter tactique, et ces affaires ne vous concernent plus.
-- Bien, monsieur » répliqua Gruber 2.0, tournant les talons sans hâte. Plus rien ne l'impressionnait réellement depuis longtemps. Il présenta son gant droit à la commande du sas. Il prit alors conscience du clignotement rapide du témoin signalant que l'ouverture avait été demandée de l'extérieur. Alors que le sas s'ouvrait, son instinct lui commanda de céder la place. Seul un haut gradé de l'Empire pouvait ouvrir ce sas de l'extérieur sans être annoncé. Il leva les yeux, étouffa un cri, fit un pas en arrière, son armure adoptant instinctivement un garde à vous des plus rigides.

« Gloria Vadou ! » hurlèrent à l'unisson les consultants rassemblés. Mazza se dressa, soudainement calme et tout sourire.

Deux vautours de la Garde Noire firent leur entrée et se placèrent de chaque côté du sas. Le premier projeta Gruber en arrière d'un coup de crosse appuyé qui ne souffrait nulle contradiction. Sortant des haut-parleurs dissimulés dans les murs de la pièce, le thème majestueux et sinistre du Premier Serviteur de l'Empire éclata dans la pièce.

Un troisième vautour fit son entrée, arme en avant, et déclara :

« Colonel Mazza, par ordre de l'Empereur, vous êtes relevé de votre commandement. Considérez-vous en état d'arrestation. Veuillez me suivre, immédiatement ! »

Mazza, ahuri, perdu, regardait Vadou entrer majestueusement dans la pièce, inspecter un à un du regard les jeunes consultants alignés contre le mur. Se tournant vers Mazza, il souligna d'un geste la direction de la porte. Mazza se laissa immédiatement faire.

Deux nouveaux vautours firent alors leur entrée, escortant Mazza vers une destination que chacun préférait ignorer. Le troisième vautour prit alors position face à l'auditoire, l'arme en avant.

Négligeant la rangée impeccablement alignée sous l'oeil de ses vautours, Vadou se mit face à Gruber.

« J'ai besoin de vous. Maintenant. Approchez, écartez les bras de votre torse. Oui, comme cela, merci. »

Gruber ne maîtrisait plus son armure depuis bien longtemps. Celle-ci semblait avoir pris vie, répondant aux ordres de Vadou comme si lui, Gruber, avait voulu obéir. Il se retrouva à genoux, implorant, le torse dressé face au Seigneur Vadou, sous le regard apeuré des jeunes impériaux.

Le Seigneur Vadou sortit alors de sous sa cape l'arme antique des consultants impériaux : un pointeur laser orné de nacre et d'argent. Il en fit jaillir le fin faisceau couleur rubis, dessinant sur le plafond d'étranges motifs, comme pour s'assurer de quelque chose. Gruber ne put réprimer un cri lorsque la lueur écarlate traversa la visière de son casque, sous le regard horrifié de l'assistance. Son armure lui commanda de s'effondrer, alors même qu'il ne ressentait aucune douleur.

« Allez, ça suffit, tout le monde dehors » hurla le troisième vautour poussant à coups de crosse les consultants en tas vers la sortie.

Allongé à terre, Gruber observait du coin de l'oeil Vadou qui semblait réfléchir, s'agiter, d'une manière bien plus humaine que ne l'aurait laisser penser son armure complète noire et le masque qui couvrait son visage sous le casque surdimentionné couvert d'électrodes.

« Vous vous nommez Gruber » dit Vadou.

« Je sais presque tout de vous » reprit-il. « Le petit jeu auquel vous avez participé n'avait pour but que de me permettre de disposer d'une copie des données de votre armure. Celle-ci m'a d'ailleurs informé de tous vos faits et gestes de ces cinq dernières années. Nos bases de données contiennent probablement tout ce qui peut être par ailleurs intéressant à votre égard. »

Vadou sortit un paquet de cigarettes. Gruber frémit : personne dans l'Empire ne savait qu'il fumait (si peu, en fait, mais c'était interdit), et le Seigneur Vadou lui proposait sa marque préférée !

« Ce n'est pas bon pour votre coeur » reprit Vadou. « Vous savez pourtant que vous devriez le ménager. Vous devriez aussi manger un peu moins de charcuterie, faire un peu de sport.
-- Comment savez-vous tout cela ? »
-- Simple croisement de données avec le fichier des cartes bancaires et les données comptables de vos achats dans les grands magasins. Savez-vous que chaque article que vous avez acheté fait l'objet d'une entrée dans nos bases de données ? Je pourrai savoir plus encore sur vous, et les vôtres, mais je n'ai pas de temps à consacrer à ça... Pour le moment. »

Gruber restait muet, ahuri. Il se doutait bien que cela était possible, bien sûr... Mais de là à l'avoir fait. Ceci expliquait tant de choses... Il riait en pensant aux pauvres spammeurs asiatiques aux méthodes si primitives.

« Maintenant, vous allez me tuer, n'est-ce pas ? »

L'expression de Vadou restait indéchiffrable.

« Qui donc vous croirait ? Qui comptez-vous donc convaincre avec votre tronche de dinosaure ahuri ? Gruber, je sais que vous saurez ignorer tout cela. »

Gruber resta silencieux.

« Maintenant, j'ai besoin de vous pour un petit travail un peu spécial. Et je suppose que vous avez compris que vous ne devrez jamais mentionner ce que vous verrez ou entendrez à qui que ce soit, n'est-ce pas ? »

Gruber acquiesça.

Vadou sortit de sa poche un disque argenté percé d'un trou en son centre.

« Mazza vous a accordé un accès temporaire par délégation à la Zone Noire, comme dit le manuel. Je souhaite que vous insériez ce disque de code selon mes instructions qui vont suivre. »

Gruber comprit que son seul rôle était de réaliser le travail que Vadou se refusait à faire lui-même : injecter un code inconnu dans une zone interdite de l'empire, fait rendu possible par les décisions hâtives d'un encadrement incompétent. Même si l'affaire était révélée au grand jour, que vaudrait sa parole ? Comment expliquerait-il que lui, l'obscur administrateur, ait pu analyser une attaque que les meilleurs spécialistes de l'Empire n'avaient su détecter ? Et maintenant, il allait signer de sa main un transfert de données vers la Zone Noire. Il serait facile de prétendre qu'il avait trompé Mazza par malice, lui, le pauvre Gruber sans imagination qui cachait si bien son jeu !

Il avait envie de quelque chose de fort... Du café, un whisky, quelque chose, comme si son horizon bien borné venait brutalement d'exploser.

Vadou ne lui laissa pas le choix, et, à vrai dire, il préférait cela. Vadou savait probablement très bien ce qu'il faisait depuis le début de cette affaire.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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