L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXI
Projet Pandora

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

Protégés par la vitre blindée, les trois officiers contemplaient le chirurgien qui ajustait ses gants de latex dans la pièce stérile en contrebas. Le capitaine Orcam estima qu'il devait intervenir maintenant pour jouer ses dernières cartes, avant que le projet Pandora ne soit lancé. Il se tourna vers son supérieur.

« Je ne suis toujours pas convaincu de la pertinence de ce que nous faisons ici, Commodore. Il est encore temps d'arrêter tout. Réfléchissez encore une fois, bon sang ! »

Le Commodore s'attendait très probablement à cette attaque. Il ne tourna même pas la tête vers Orcam pour réciter son discours bien huilé :

« Capitaine Orcam, ce point a déjà été débattu maintes et maintes fois. Toutes les précautions ont été prises. Vous connaissez nos règles : cette opération a été décidée par les procédures régulières de notre comité. Votre présence ici n'est tolérée que dans la mesure où nos statuts accordent à l'opposition que vous représentez ici un droit de regard sur les opérations mettant en cause l'existence même du comité. Je ne conteste pas qu'il y ait péril à ramener à la vie cette... Créature impériale... Nous avons simplement pris toutes les précautions nécessaires pour garantir qu'elle ne peut en aucun cas s'échapper du périmètre. Ainsi, la sécurité du comité est assurée. Il n'en est certes pas de même pour les techniciens volontaires qui procéderont à l'opération. »

« Mais quel bénéfice escompte le comité que vous représentez de cette opération ? »

Le Commodore haussa un sourcil :

« Une connaissance plus approfondie des armes et projets de l'E-Empire, n'est-ce pas évident ? Aucun de nos rapports ne signalait l'existence des projets mentionnés dans le rapport Shoelcher. Par chance, grâce à la vivacité d'esprit des pilotes servant notre cause, nous disposons d'une image-core de ces projets ! Et vous voudriez gâcher cette chance inespérée dans notre lutte contre l'Empire ? »

« J'admire toujours ces brillants stratèges qui décrivent l'Empire comme le plus retors ennemi de la Création et prétendent que la chance nous laisse de tels présents pour le combattre » railla Orcam, « Dans ce cas, n'était-il pas suffisant de se contenter d'étudier l'image inerte que Schoelcher nous a envoyé suite à son raid, plutôt que de redonner vie à ce monstre ? En sommes-nous réduits à faire les poubelles de l'Empire pour avoir des idées ? »

« Soyons sérieux, Capitaine : avez-vous regardé cette image-core ? Un énorme binaire, compilé sans symboles : il nous faudrait des années d'efforts pour comprendre comment il régénère son propre code et sa nature même interdit toute possibilité d'analyse par régression ! Nous gagnerons des mois de recherche à étudier le comportement de la créature en activité dans une cage. Et il n'y a aucun risque à le raviver comme nous le faisons ! »

« Aucun risque connu, je l'admets. »

« Ce n'est que du code, Capitaine : le code obéit à un certain nombre de règles universelles ! Hors de sa cage, ce code ne peut exister. Chaque interface matérielle a été soigneusement redéfinie à la main, par les meilleurs experts disponibles, toutes les suggestions de l'opposition que vous représentez ont été suivies ! Que voudriez-vous de plus ? »

« Et les risques de sabotage, d'accident, de curiosité d'un technicien ? Comment prétendez-vous gérer le risque humain ? Comment éviterez-vous que quelqu'un s'empare d'une copie de la créature, ne la duplique à l'infini et la réveille ailleurs, dans l'Ether par exemple ? Même l'Empire n'avait pas osé le faire, selon le rapport Schoelcher. Êtes-vous certains que nos chercheurs se plieront à toutes les contraintes de sécurité qu'exige un tel projet ? »

« Toutes les personnes présentes ici servent notre cause, Capitaine ! De qui doutez-vous donc ? »

« Vous détournez mon propos, Commodore. Si je doutais de quelqu'un, je l'aurais déjà écarté moi-même. Mais, comme vous l'avez dit vous-même au comité, le projet d'étude durera des mois ! Or, je ne vois aucune garantie sur la durée du respect strict des procédures élémentaires de sécurité ! Que cette créature vienne à s'échapper d'une manière ou d'une autre, et qui saurait prédire ce qui adviendra ? Même si nous pendions l'hypothétique coupable, cela ne changerait rien ! N'avons-nous pas eu des défections de par le passé ? Où sont donc les pionniers qui autrefois étaient des nôtres et semblent aujourd'hui avoir disparu ? »

Le haut parleur sous la vitre blindée grésilla.

« Commodore, je suis prêt à ranimer la créature. » récita doucement la voix déformée du chirurgien « J'attends votre signal. Selon la procédure, deux d'entre vous au moins doivent lever la main pour que j'entame la phase finale de réanimation. »

Le Commodore leva immédiatement la main, puis tourna un regard inquisiteur vers le troisième officier, qui hésita un instant, puis leva la main à son tour. Orcam émit un juron.

« Vous êtes fous, fous à lier ! Vous êtes de ceux qui compromettent des années d'efforts par votre vision étriquée, par vos besoins de domination !!! Quel besoin d'armes avons-nous ? Quel besoin d'affronter qui que ce soit avons-nous ? Qu'avons-nous à prouver et à qui ? Vous formez nos pilotes à la guerre, au combat, mais à quelles fins ? Quel bénéfice peut donc tirer notre communauté de tout cela ? Rien ! À part la gloire de quelques anciens, comme vous ! Faites-moi rire avec votre altruisme de pacotille. Vous tenez les pires discours contre l'Empereur, mais vous ne valez pas mieux que lui : vous recherchez la domination, et vous mettez en danger toute notre communauté pour cela ! Soyez maudits ! »

De l'autre coté de la vitre blindée, le chirurgien, contemplant la scène sans entendre, observait malgré tout le capitaine. Il regarda une dernière fois les deux autres officiers, qui demeuraient imperturbables, la main droite levée vers le ciel, et le regardaient. Il haussa les épaules et se tourna vers ses équipements, chassant de son esprit les bruits discrets de ses deux techniciens assistants. Il vérifia mentalement la séquence de lancement du « châssis spécial numéro 2A ». Sur le côté, un laboratin plein d'humour avait jugé bon d'écrire : « Devine qui vient diner ce soir ? » L'humour n'avait pas sa place ici, pensait-il. À l'intention des micros de la pièce, il énonça :

« Cage OBSD active, lancez l'audit de sécurité dès le mode 2. Test des alimentations et contrôle de parcours. »

« Alimentations redondantes activées : test de redondance OK. » répondit le premier technicien.

« Audit de sécurité en cours » répondit le deuxième technicien quelques instants plus tard. Celui-ci ne quitterait plus sa console.

Le capitaine Orcam semblait de plus en plus excité vu de la pièce stérile. Le chirurgien leva un sourcil, puis énonça à nouveau à l'attention des ombres derrière la vitre blindée.

« Messieurs : je vous rappelle que l'interrupteur placé devant vous est susceptible de couper l'alimentation électrique générale de notre pièce. À compter de cet instant, il est le seul moyen pour vous d'interrompre le Projet Pandora. Je vais commander l'isolation totale de la pièce dans un instant : vous pourrez désormais m'entendre, mais vous ne pourrez plus me parler. Attention : isolation complète. »

Un assistant, jusqu'alors invisible, émit un toussotement nerveux. Le chirurgien se souvint alors qu'il devait désormais commander la suite de l'opération.

« Fermeture de tous les ports physiques et mappage de toutes les devices sur les interfaces virtuelles : au top, débutez le contingentement total. Top. »

Au signal du technicien chargé de l'audit de sécurité, il énonça :

« Audit de sécurité terminé : lancement de la machine virtuelle impériale. »

Les voyants muraux passaient au vert les uns après les autres. Tous les binaires, en cours de compilation, étaient vérifiés les uns après les autres par rapport aux modèles-types établis par différentes équipes. La séquence terminée, dans un grondement sourd, la cage OBSD démarra la machine virtuelle impériale.

Le grondement assourdissant du générique de lancement impérial retentit dans la pièce.

« Lancement du Debugger impérial : chargement du binaire impérial en cours. »

Le débogueur servirait à réintégrer l'image-core, soigneusement retouchée à la main, dans la mémoire de la machine impériale virtuelle, restaurant l'environnement de l'image dans un modèle cohérent avec l'état de sa mort. Il suffirait ensuite, pas à pas, de redonner quelques cycles à l'image pour tenter de lui redonner existence.

Le chirurgien récita pour l'auditoire derrière la vitre le déroulement désormais rapide des opérations.

« Mise en place des copies de registres, établissement de la pile, définition du contexte de process, construction de la pseudo-pile de message, mise en place du pointeur d'exécution. Prêts à entrer en phase finale : Affectation de temps CPU dans 5 secondes. 4... 3... 2... 1... 0, lancement ».

Une image floue se forma dans le moniteur de référence, prenant de plus en plus substance sous la forme d'une espèce de peluche de dinosaure animée, ornée une crête verte. Visiblement sonnée, la créature se remettait lentement sur son séant, lissant son pelage mauve.

La voix déformée s'éleva dans les haut-parleurs.

« Où suis-je ? » demanda la voix terrorisée de Barney.

Le chirurgien restait silencieux, fasciné :

« Ai-je commis quelque faute, Seigneur Vadou ? » demanda Barney d'une voix plus assurée.

Le chirurgien tourna le bouton de la sonorisation à zéro, réduisant les cris de Barney à un simple murmure. Il se tourna alors vers le technicien chargé de la sécurité :

« La créature ne peut actuellement pas nous entendre. Vous avez normalement été informé de la suite qu'il convenait de donner au cas où nous arriverions à réanimer le dénommé Barney, je crois. Je pense que c'est fait. » ajouta-t-il souriant « Le projet Pandora est désormais en phase 2. »

Le chuchotement persistant de la sonorisation montrait Barney, semblant à la fois fort excité, mais ralenti par manque de CPU, s'énervant quelque peu que personne ne daigne lui répondre.

« Oui, en effet. » Répondit le technicien.

« Alors, quelle est la suite des opérations ? »

« Nous devons maintenir le niveau de CPU octroyé à Barney le plus faible possible et méticuleusement observer toutes ses réactions. Nos xénobiologistes devraient bientôt pouvoir observer tout ce qui se passe ici et nous transmettre des consignes. En attendant, nous allons rester isolés ici. Cela ne durera que quelques jours, je pense. »

Le chirurgien ne semblait pas surpris. Le technicien reprit :

« Ha, oui, j'oubliais. En attendant les instructions, personne ne doit tenter de rentrer en communication avec la créature. »

Barney tapait du poing aussi furieusement que son apparente fatigue le lui permettait sur l'écran de référence.


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Fiche mise à jour le mardi 18 mars 2003.
Thomas Nemeth
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