L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXII
Le retour des héros

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

« Je m'adresse tout particulièrement à vous, les bleus : chez les Crânes d'Oeuf, personne ne reboote, tout le monde est sous console, le premier sous X, je l'reformate moi-même. Me suis-je BIEN FAIT COMPRENDRE ? »

« OUI CHEF ! » répondit la bande de pilotes alignés, raides comme des piquets.

À quelque distance de là, Jean regardait d'un air amusé Schoelcher ressortir son éternel numéro aux jeunots venus tâter du frisson de Rébellion sans trop savoir à quoi s'attendre. Maintenant, ils savaient : crasseux, fatigués, le regard éteint, les « Crânes d'Oeufs » ressemblaient davantage à une bande de gamins terrorisés devant leurs châssis maltraités, bricolés, taggés de slogans rageurs par les « anciens de la promo d'avant ». Il y avait déjà des trous dans les rangs. Mais Schoelcher avait toujours le chic pour susciter ce mélange de respect et d'affection qui fascinait immanquablement les bleus. Éric était là, parmi eux, les yeux exorbités comme un enfant avec un nouveau jouet.

Tout était allé très vite pour Jean après la fuite effrénée hors de la GigaDot Corp. Karim avait été pris en charge par une certaine Dara, une habituée de Basse Tille au look de consultante chic en voiture de sport rouge. Chico avait déposé vite fait Jean au CaLUG avant de filer à nouveau vers les îles paradisiaques. Jean avait bien compris qu'il y avait quelques questions qu'il ne fallait pas poser à tous ces individus mystérieux dont il soupçonnait à peine l'existence quelques jours auparavant. Il s'était promis de revenir à Basse Tille un jour discuter avec le petit homme aux yeux couleur lagon, éclaircir quelques mystères, quand il aurait un peu plus d'assurance.

À peine était-il arrivé qu'il avait dû se présenter au QG pour de longs interrogatoires. Le CaLUG avait intercepté les conversations des alliés de Schoelcher traversant l'Ether à pleine vitesse sur le canal CIPE d'ordinaire réservé à l'entraînement des Crânes d'Oeuf. Nul doute que Schoelcher avait sciemment utilisé la clé qu'il savait séquestrée au CaLUG, et c'est bien ainsi que l'entendait le QG. Mais les officiels avaient été assez sceptiques sur la pertinence d'une action frontale contre l'empire, et devaient d'ailleurs en débattre encore. À son retour, Schoelcher avait été traîné en cour martiale, menacé d'exclusion, de dénonciation à la justice, et condamné à reprendre au plus vite l'encadrement des recrues. Rien n'avait transpiré sur la présence d'alliés inconnus, mais Jean avait été longuement interrogé sur ses quelques jours de présence à la GigaDot. Il était désormais officiellement gen quarantaine, comme le sont d'ordinaire tous les rebelles ayant séjourné trop longtemps à proximité des bases impériales. Il avait été affecté à la cellule de documentation et consacrait de longues heures à la traduction des documentations LDP.

Au début, il pensait avoir été mis sur une voie de garage. Sans doute une telle pensée n'avait pas échappé aux officiels, qui l'avaient par ailleurs enjoint à ne plus se manifester sur l'Ether pour le moment. Il avait ravalé sa rage et rejoint la petite bibliothèque du CaLUG où étaient archivés les documents émis par les bénévoles de l'autre côté de l'Atlantique. Il comprit cependant assez vite, en observant le matin l'entraînement des recrues qu'il n'avait plus grand chose à apprendre. Ho, bien sûr, il ne savait pas tout, mais il connaissait les méthodes, et les méthodes, associées à la documentation, suffisaient à résoudre la plupart des problèmes. Après venait l'expérience, les réflexes, tout ce qu'on ne peut apprendre d'autrui par l'enseignement. Il fallait pour cela travailler, en équipe, puis de plus en plus seul au fur et à mesure.

Traduire les documentations avait un immense intérêt : cela permettait de les apprendre tout en accomplissant un travail utile. Ce n'était certes pas aussi exaltant que démonter et reconstruire son châssis comme le faisaient la plupart des pilotes, mais cela permettait d'aborder les choses sous un nouvel angle. Toutes les documentations n'étaient pas excellentes, mais la plupart étaient très pédagogiques et certaines abordaient des sujets que Jean n'aurait sans doute jamais l'occasion de pratiquer réellement. Et à vrai dire, après quelques jours d'action intense, ce travail était assez reposant.

Mais ce matin, Jean avait une entrevue avec le lieutenant. Cela signifiait probablement une nouvelle affectation, la fin du secret. Ses camarades l'avaient pressé de questions les premiers jours, mais le lieutenant lui avait ordonné de ne rien dire de ses aventures. Un avis officiel avait signalé que Karim avait été retrouvé, qu'il était actuellement soigné à l'étranger après avoir contracté la vérole impériale, qu'on espérait son retour pour bientôt. Ordre avait été donné à tous de ne pas parler de cela dans l'Ether.

Jean frappa à la porte du bureau du lieutenant. Un grognement probablement équivalent à une invitation à rentrer lui répondit. Il ouvrit la porte et constata avec surprise la présence d'un officier inconnu de haut rang assis en face du lieutenant.

« Bonjour, Jean. Entre et assieds-toi, ici, à côté du capitaine. »

« Mes respects, Lieutenant » dit-il, puis tourna son regard « Capitaine. »

« Je suis le capitaine Orcam. » se présenta le troisième homme. « Le lieutenant m'a demandé mon assistance pour l'aider à évaluer vos... Hmmm... Capacités. »

« Ha... » répondit Jean.

« Ne t'inquiète pas. » dit le lieutenant « Le capitaine Orcam connaît l'intégralité de ton dossier. »

« Un excellent dossier, jeune homme » reprit le capitaine « Vous avez affronté des situations... Difficiles, et fait face avec courage et pertinence à vos responsabilités. Vous avez également accepté sans états d'âmes d'être provisoirement... Disons... Remisé, le temps que les faits s'éclaircissent. De plus, le Chef Schoelcher a tenu à vous signaler comme un élément exceptionnel. Il est rare que notre vieux Schoelcher se casse les pieds à faire de la paperasse, pas vrai ? »

Le lieutenant rit discrètement. Jean n'avait jamais vu le lieutenant rire. Chaque jour apportait son lot de surprises.

« Bien. » reprit le capitaine « J'ai quand même quelques questions à vous poser, jeune homme. Vous acceptez ? »

« Hé bien, pourquoi pas ? » reprit Jean, songeant que ce ne serait que le énième interrogatoire qu'il subissait. Ces officiels passaient-ils donc leur temps à ça ?

« Tout d'abord, jeune homme, pourquoi avez-vous accepté la proposition du dénommé Chico qui consistait à vous expédier droit en plein coeur d'une base impériale ? N'avez-vous pas craint pour votre vie, pour vos convictions ? Savez-vous combien de jeunes pilotes disparaissent à tout jamais dans les pièges impériaux ? »

« Capitaine, j'ai pensé que j'avais une dette à payer : Karim était sous ma responsabilité quand il a disparu. De plus, en voyant Chico, j'ai compris qu'il est possible, même si c'était sans doute difficile, de rentrer dans l'empire et survivre... Même si le prix à payer est semble-t-il lourd. Schoelcher n'était pas contre le plan et, de toutes façons, nous étions à court d'indices. J'espérais ne pas devoir rentrer sans obtenir au moins des nouvelles de Karim. »

« Bien. Et... Pourquoi vous êtes-vous impliqué dans une action violente contre l'Empire ? »

« Schoelcher et Chico semblaient déterminés. J'avais confiance en eux, ils ont tellement plus d'expérience que moi ! Nous avions déjà réussi à suborner les assistants impériaux : sans doute avais-je un peu trop confiance en moi. Je ne pensais pas non plus que Schoelcher déclencherait une telle pagaille. Je pensais qu'en accédant aux bases de données, nous pourrions localiser Karim, puis envisager de rentrer en contact avec lui. Puis, tout s'est enchaîné très vite. J'ai alors pris sur moi d'assister notre équipe. »

« Justement... Comment vous est venue l'idée d'utiliser les assistants impériaux ? »

« C'est difficile à expliquer quand on ne les a pas vu... En fait, ils m'avaient été imposés sur la console impériale de pilotage que le chef Gruber m'avait imposé là-bas : ils ont de sacrés engins dans l'empire, vous savez ? Très vite, j'ai compris qu'ils n'étaient qu'une de ces nouvelles innovations impériales qui ennuyaient tous ceux qui les utilisent. Et puis, il y a eu l'affaire du steak de gnou... »

« Oui, oui, lorsque vous avez compris que ces créatures lisaient dans votre esprit et... »

« Ce n'est pas tout à fait ça, Capitaine : oui, ces créatures comme vous dites savent utiliser un casque USB à électrodes pour mieux s'interfacer avec l'utilisateur de leur console, mais surtout elles avaient accès à tout le réseau ! C'est ce que j'ai compris quand, en essayant de lire mes pensées, elles se sont trompées et ont réussi à convaincre le serveur MSQL de la cafétéria de livrer un steak de gnou. Et puis Chico a apparemment compris comment ça fonctionnait et m'a expliqué quelques astuces pour leur parler, leur enseigner des choses, les convaincre de faire ce que je voulais. »

« Bien bien... Et d'après vous, comment fonctionnent-elles ? »

« Pardon ? »

« D'après votre expérience, de quoi ces créatures sont-elles capables ? »

Jean rit :

« Ho, je ne sais pas à quoi leurs concepteurs s'imaginaient qu'elles pourraient servir, mais en tout cas, elles sont presque autonomes. Apparemment, elles s'alimentent en données dans une base de la Gigadot, y accumulent des faits, essaient diverses heuristiques et mesurent sans doute leur succès à l'excitation de leur opérateur par l'intermédiaire du casque. »

« Dans votre rapport, je lis que le dénommé Barney s'est manifesté dans votre téléphone mobile... Est-ce exact ? »

« Ha oui, c'est vrai... J'avais oublié. Mené par Schoelcher, il a dû découvrir un canal dans l'une des installations impériales pour me contacter. Vous savez, ils avaient accès d'une manière ou d'une autre à toutes les bases, y compris l'annuaire : cela ne me semble pas forcément étonnant... »

« Est-il toujours dans votre téléphone ? »

« Non... Hélas, Barney a été effacé par Lefébure lors de l'assaut. Depuis, je n'ai plus vu aucune manifestation de sa présence. »

« Mais ne pensez-vous pas que la façon dont fonctionnent ces assistants échappe complètement à notre compréhension ? »

« Oui, c'est certain... Mais Chico avait l'air de les comprendre mieux que nous. Il a parlé d'agents, de composants logiciels mobiles, de réplication binaire entre systèmes et méthode automatiquement invoquées lors du chargement. Apparemment, ce sont des techniques spécifiques aux impériaux : qui d'autre serait assez fou pour passer la main en ring 0 à un pointeur sur fonction arbitraire au chargement d'un fichier ? »

« C'est ainsi que fonctionnent les modules, non ? »

« Oui... Certes... » réfléchit Jean « mais on ne lie pas dynamiquement le noyau avec du code distant d'origine inconnue... Enfin si, dans certains cas, mais tout le monde sait que c'est dangereux... Enfin je ne sais pas très bien, moi, mais Chico disait que l'empire a développé des modèles d'exécutables un peu particuliers qui autorisent des choses curieuses et, surtout, qui disposent de mécanismes propres de transport par réseau. »

« Ha, bien, et n'est-ce pas ainsi que fonctionne le G.N.O.M.E. ? »

« Le quoi ? »

« Le G.N.O.M.E. : le Gnu Network Object Model Environment. Ça t'évoque quelque chose ? »

« C'est dans la distribution De Bean ça ? Heu non... »

« Ha ha !! Donc, tu ne connais pas le G.N.O.M.E. ! Au moins tu n'es pas l'un de ces imbéciles qui croient que c'est un simple dessinateur de gouzis-gouzis... »

Le lieutenant jugea qu'il était temps de se servir un café et envisagea d'en servir un d'autorité au capitaine.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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