L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXX
Évasion

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

Éric essuya la sueur sur son front, regarda le dos de sa main et sourit nerveusement. Allongé à côté de lui, ses disques De Bean à la main, Schoelcher regardait d'un air peu amène les yeux fous de son compagnon. À l'arrière, cachés dans l'herbe, les pingouins rescapés de l'attaque du CaLUG, leurs châssis aux mains des impériaux, tentaient de se convaincre qu'ils avaient une chance de s'en sortir indemnes avec un plan aussi stupide que s'emparer du vaisseau amiral de leurs assaillants.

Éric regarda Schoelcher droit dans les yeux, sans un mot. Éric avait déjà tout dit. Il ne retournerait pas là-bas, à la GigaDot Corp, c'était pour lui une certitude, une évidence.

Schoelcher soutenait son regard et méditait. Le petit avait du cran, le cran dont on fait les héros qui peuplent les cimetières et tous ces autres lieux où habitent désormais ceux qui furent indispensables. Finir en alibi pour chrysanthèmes n'était pas exactement l'avenir qu'espérait le vieux singe qu'il croyait être.

Un regard de côté, vers l'avant, lui confirma qu'il n'y avait pas beaucoup d'alternatives. Les impériaux étaient là. Ils avaient fait atterrir leur formidable octoprocesseur Hytachy sur la verte prairie du CaLUG, puis aligné les prisonniers, ligotés sur des sièges capitonnés, le visage dissimulé sous d'étranges casques à électrodes. Schoelcher ne savait pas exactement à quoi allait servir l'immense écran et le vidéoprojecteur lumière du jour qu'ils étaient en train d'installer, mais ce n'était sans doute pas pour une séance de cinéma gratuite. Éric avait parlé de pointeurs lasers, des armes redoutables selon lui, associées à l'usage massif de transparents impériaux, conçues pour détruire toute volonté du spectateur impuissant, que l'orateur utilisait pour manipuler à l'envie pipotique et logique spécieuse.

D'autres pingouins avaient dit avoir vu ce genre de choses, dans des salons informatiques. Ils avaient dit que les impériaux utilisaient ces transparents aux couleurs chamarrées pour recruter leurs adeptes, convaincre, vendre, et maints autres usages tout aussi peu respectueux d'autrui. L'un d'eux avait insisté sur le fait qu'il était très important de neutraliser un consultant impérial avant qu'il ait pu dégainer son pointeur laser et ce, par tous les moyens, ceci incluant un rot ou un pet bien sonore. Le rot était une arme directe, simple, efficace, qui décontenançait quelques instants un jeune consultant, sans dommages supplémentaires, et donnait à une opposition déterminée les quelques dixièmes de seconde nécessaires pour le projeter promptement dans un cul de basse fosse. Le pet était une arme plus sournoise, à effet retard, qui désorganisait l'ennemi et permettait de couvrir une fuite propice à de futures actions de résistance.

Schoelcher se souvint des rares moments qu'il avait passé en les enfers de fufe ou fuad. C'était sans doute un peu la même chose : répéter une thèse jusqu'à l'absurde, accompagner le discours d'animations colorées, souligner l'essentiel d'un discours tronqué par des arguments spécieux, et terrasser l'ennemi récalcitrant d'un geste élégant de pointeur laser, puis rehausser négligemment d'un pinceau de lumière irisée le brushing de la veille ou la vigueur d'une épaisse crinière de consultante chic. Ces gens étaient des démons, avaient vendu leur âme et leur talent à l'E-Empire et ne méritaient nulle pitié.

Éric dégaina de sa poche un petit cylindre noir, orné d'un unique bouton rouge. Il avait un pointeur ! Éric regarda Schoelcher, haussa les épaules en souriant. À l'arrière, les pingouins devenaient nerveux. Tout allait commencer.

Éric se leva nonchalamment, ajusta d'un geste bref les plis de son veston, ajusta ses lunettes noires sur son visage, dissimula son pointeur laser dans sa main gauche (Éric était gaucher et très vif, se souvint Schoelcher, comme certains champions de tennis du millénaire passé). Schoelcher connaissait son rôle. Il se leva, l'air abattu, et se plaça devant Éric, le masquant presque entièrement de son immense stature. Ils s'avancèrent lentement vers un petit groupe de zélotes impériaux en uniforme. À la vue du duo, les bavardages cessèrent, devinrent sifflements nerveux, et l'un d'eux s'avança, les interpellant :

« Hé, vous deux ! Que faites-vous ici ? »

« Je suis le lieutenant Éric Lefuret, des forces spéciales. Je viens vous livrer un prisonnier : le célèbre Luniv Schoelcher. »

Ce nom produisit un effet certain sur le petit groupe de zélotes. Sous l'emprise de la curiosité, ils commencèrent à s'avancer vers les deux hommes. Schoelcher sentait leur odeur répugnante envahir l'atmosphère. Il se redressa imperceptiblement, marquant son dégoût, bombant légèrement le torse, révélant les traces de boue sur sa combinaison de vol usagée. Les zélotes semblaient fascinés par l'apparition soudaine de ce qui devait être à leurs yeux une créature d'un autre âge, que la cravate n'avait jamais souillé, qui ne connaissait comme produit de beauté que le savon de Marseille. Sans doute étaient-ils un instant saisis de l'intense sentiment esthétique qu'évoque invariablement chez l'homme civilisé tout jaillissement des traces d'un certain passé (plus souvent glorifié que sincèrement représenté), la force primitive de l'homme sauvage indompté, se chauffant au feu primitif du bois mort, fabriquant son logiciel à la main par d'étranges incantations shamaniques. C'était l'instant qu'attendait Éric, qui fit jaillir le faisceau rubis de son arme, l'alignant droit vers la tête de l'officier de garde.

« Par l'immense convivialité de Datawar Ooze Millénium Enterprise Server, que ton profit soit multiplié ! » hurla-t-il, regardant le faisceau rubis pénétrer le front de son ennemi. L'impérial s'effondra, la lueur rouge éclairant son front comme un soleil, les yeux extatiques de bonheur « Oui, par le business plan, que le profit soit multiplié aaaahhhrrrgghh... »

Schoelcher saisit l'occasion pour saisir le premier impérial venu à la gorge, lui enfournant un bon vieux CD SLS original brand entre les gencives. L'impérial, saisi par l'horreur, gémissant de douleur, tomba à genoux, la bave jaillissant par la commissure des lèvres.

Les deux derniers regardaient avec terreur Éric, qui se tenait ramassé face à eux, la main droit en avant, les genoux légèrement fléchis, le dos voûté, ramassé comme un tigre, la main gauche en arrière, cachant malhabilement son arme, qui marmonnait quelque mystérieuse mantra impériale parlant d'externalisation et d'internationalisation. Schoelcher reconnut la manoeuvre : il captait leur attention. Mais il n'avait que peu de temps pour agir et il faudrait à coup sûr. Dans ses doigts apparurent les armes les plus mortelles qu'il eut jamais connu : deux CDs artisanaux de Hurd 0.01, forgés au plus profond de la cave de Basse Tille, renforcés au suc de Grub. Invoquant en son esprit toute la force de son expérience, ne tendant vers rien de moins que le geste parfait, (« Spannenbogen » lui soufflait un souvenir du maître Ziang), il décida de tenter un double lancer à dix mètres, un geste presque désespéré, qu'il crut à sa portée. Deux éclairs dorés s'échappèrent de ses mains, non sans qu'un souvenir ému des heures héroïques passées à rechercher en Ether puis forger ces disques ne l'envahisse d'une tristesse infinie. Les lueurs dorées, par la magie de la force centrifuge issue de leur rotation rapide semblèrent s'envoler, adopter une trajectoire courbe, atteignant chacune leur cible.

Éric observa ses deux adversaires s'effondrer lentement, le poison de Grub primitif dévorant leurs veines, dissolvant leurs corps, se redressant lentement alors que les corps des ennemis s'effondraient. Il rangea le faisceau de son pointeur d'un geste magistral, exalté, puis se tourna vers Schoelcher.

« Fini de rire. À l'assaut ! » Puis il tourna les talons, partant en courant vers le gigantesque octoprocesseur. Du coin de l'oeil, Schoelcher observait la demi-douzaine d'impériaux jusqu'alors occupés à monter le gigantesque écran de vidéoprojection s'agiter en criant. L'un d'entre eux s'élançait vers ce qui avait été le centre de commandement du CaLUG, désormais recyclé en poste de commandement impérial. Cette fois, le quitte ou double était lancé. Se redressant de toute sa taille, il hurla :

« Crânes d'Oeufs, à l'assaut ! »

Galvanisés par la victoire de leurs deux éclaireurs, les Crânes d'Oeufs jaillirent de leurs cachettes, hurlant et criant en direction des impériaux. Quelques-uns dépassèrent rapidement Schoelcher à la suite d'Éric. L'un d'entre eux fit jaillir une sorte de fouet fait de cinq câbles réseau tressés formant une poignée de laquelle repartaient cinq lanières ondulant harmonieusement au gré de sa course. Un autre avait ajusté un vieux modem 300 bauds cerclé de métal au bout d'un manche de bois, formant une sorte de casse-tête improvisé. Un autre, enfin, avait soigneusement affûté un vieux disque Winchester renforcé au titane, qui équipait autrefois ces antiques disques durs qui ressemblaient à des robots de cuisine.

Éric chargeait en hurlant le zélote qui montait la garde devant l'accès principal du vaisseau amiral, pointeur laser tendu vers le ciel, esquivant une rafale du garde d'un bond en l'air, puis, d'un magnifique salto (où donc avait-il appris cela, se demandait Schoelcher ?) retomba à genoux, fauchant l'impérial aux jambes, tandis que le Crâne d'Oeuf au fouet projetait une élégante arabesque de plastique gris en direction de la gorge de l'adversaire. De ce côté-là, les choses se passaient bien.

Les impériaux, tout d'abord velléitaires, semblaient peu désireux d'en découdre avec la petite horde de pingouins furibards qui les chargeait en ordre dispersé (« bordel couvré », aurait sans doute dit le lieutenant, pauvre lieutenant, il avait disparu dès le début de l'assaut, capturé par les impériaux, sans doute). Schoelcher nota que ce groupe n'était pas armés et se repliait rapidement. La chance était avec eux. Les impériaux les avaient sous-estimés. « Pourvu que ça dure », pensait-il.

« Emparez-vous du projecteur et libérez les prisonniers ! » hurla-t-il. « Ne les poursuivez pas et repliez-vous vers le châssis impérial ».

Vert-4 et Vert-2 pourchassaient mollement les impériaux dans leur fuite vers le bâtiment de commandement, tandis que Vert-6 sautait sur le vidéoprojecteur, manipulant nerveusement les commandes, faisant jaillir les transparents impériaux vers le ciel, pour y substituer le terrible Double-Live de Stallman à Tokyo, ce qui ne serait pas sans présenter quelques difficultés d'adaptation sur un matériel intrinsèquement impérial.

Schoelcher se retourna. Éric et deux Crânes d'Oeuf avaient disparu à l'intérieur du gigantesque châssis impérial. Schoelcher se doutait que la partie ne serait pas tendre à l'intérieur. Les impériaux n'avaient sans doute pas oublié de laisser un équipage complet dans les entrailles de leur vaisseau amiral.

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous, bande de macaques, tous à l'intérieur du châssis amiral, vite ! »

Les pingouins libéraient rapidement les prisonniers. Schoelcher comptait rapidement les troupes : il manquait quelques membres du CaLUG à l'appel, principalement les officiers, et, comble d'horreur, le barman ! Les impériaux, dans leur vilenie, auraient-ils fait main basse sur le stock de bière brune ? Sans doute, pensa-t-il, ces hommes sont capables de tout.

Un bruit assourdissant retentit. Le toit du bâtiment de commandement explosa, traversé par un impérial vêtu d'une combinaison renforcée de pilote impérial, monté sur un minuscule châssis portable de métal gris, qui s'éleva rapidement dans les airs. Il ne semblait pas avoir l'intention d'engager directement le combat, mais plutôt d'observer les évènements depuis le ciel. L'impérial de haut rang tenait cependant à la main ce qui semblait être un pointeur laser de belle facture.

« Vert-6, envoie moi une bonne giclée de gnudoc sur cet animal-là ! »

« Pas encore, Chef, c'est pas mûr, ça colle pas bien c'bazar ! » dit Vert-6 en ponctuant son discours d'un violent coup de poing sur la matériel impérial dont le capot était ouvert et duquel le câblage subissait quelques rapides adaptations.

« Alors dépêche-toi un peu !!! Ça va pas tarder à barder, et descends-moi ça vite fait ! »

« Oui, Chef ! »

C'est à ce moment que les impériaux sortirent en ordre du bâtiment de commandement. Schoelcher dénombra une douzaine de zélotes armés, escortés de deux consultants. Un homme sur la gauche et une femme d'une beauté troublante sur la droite. Ils étaient à pied : sans doute n'avaient-ils pas réussi à recycler les châssis pris au CaLUG avec du code impérial. Schoelcher ricana nerveusement. Il y avait belle lurette qu'au CaLUG on n'utilisait plus du matériel de première main, et ces impériaux étaient bien incapables de faire tourner leurs bouses de logiciels sur de vieux pessets. Il eut une pensée émue en pensant à sa vieille et fidèle carte Holtek, qui n'avait jamais supporté le code 32 bits impérial, désormais aux mains des zélotes. « ... À bientôt, ma toute belle, et fais-les bien chier en mon absence ! »

« Tous les prisonniers sont libérés, Chef ! » hurla une voix juvénile.

« Repliez-vous, repliez-vous ! Au châssis ! »

Les impériaux s'avançaient groupés, commençant à ouvrir le feu. Vert-6 en profita pour leur balancer une petite giclée de Stallman à Tokyo. Mais les impériaux portaient des casques et des lunettes de protection, et la prose évangéliste ne semblait guère les ralentir. Schoelcher observait du coin de l'oeil le petit châssis de commandement impérial qui surveillait la scène, juste au dessus d'eux.

« Vert-2, Vert-4, vous surveillez les accès au châssis. Ne les laissez rentrer à l'intérieur en aucun cas. Vert-6, donne-moi ce projecteur et va voir ce que bricole Éric à l'intérieur. »

Les pingouins libérés, un peu hébétés, étaient traînés en ordre disparate par leurs compagnons Crânes d'Oeufs vers le châssis amiral de l'Empire. Le feu nourri des impériaux les aidant à reprendre rapidement leurs esprits. Les Crânes d'Oeufs avaient choisi d'attaquer à l'aube, vers 14h du matin, l'heure traître pour le consultant se remettant péniblement de leur pantagruélique repas d'affaires (ces animaux étranges travaillaient parfois très tôt, sans doute pour ne pas croiser de pingouins sur leur chemin, pensaient-ils). Schoelcher se retrouva avec un assemblage de filasse entre les mains, qui comprenait ce qui avait sans doute été quelques dizaines de secondes plus tôt un vidéoprojecteur impérial. Il en profita pour envoyer quelques rafales de Stallman à Tokyo en direction du groupe ennemi et observait avec plaisir qu'à défaut de leur faire quelque dommage, cela stoppait quelque peu leur avance. Mais où était passée la tigresse ? La femme consultante avait disparu et une telle disparition n'était pas sans éveiller en lui quelque angoisse. Son compagnon avait également disparu. Il fallait se replier, vite, très vite.

Dans le ciel, l'impérial était hors de portée de ses armes. Il commença à se replier lentement vers le monstrueux Hytachy, les derniers pingouins le dépassant rapidement. À l'arrière, la voix de Vert-2 l'interpella :

« Presque tout le monde est à bord, Chef, vite, repliez-vous ! »

Schoelcher envoya une longue rafale de vidéoprojecteur en direction de ses adversaires, reculant lentement, puis de plus en plus vite.

Vert-6 apparut, cria quelque chose, mais au même moment, les oreilles de Schoelcher explosèrent sous le rugissement assourdissant d'un processeur en phase de chauffe. Sourd, à moitié aveugle, Schoelcher comprit qu'Éric était en train de faire décoller le monstre impérial. Il lâcha le projecteur, courant à perdre haleine, sans rien entendre des cris que poussaient ses compagnons. Un deuxième processeur fit entendre son rugissement. Au spectre immaculé des étincelles jaillissant des tuyères, Schoelcher supposa qu'ils fontionnaient au moins à 300 MHz, rien qu'en phase de chauffe. Il n'avait jamais piloté un tel engin.

Schoelcher courait à perdre haleine et dans sa vision troublée par la lumière aveuglante des moteurs, croyait voir le monstre s'ébranler. Il réalisa soudainement que les impériaux devaient être aussi aveugles que lui et, oubliant toute prudence, se força à franchir d'un dernier bond l'espace qui le séparait du sas principal du vaisseau amiral. À l'intérieur, dans la semi-pénombre, il voyait ses compagnons s'écarter, prêts à le recevoir. Il eut un instant l'impression de voler, entendant à peine le rugissement d'un troisième moteur (où était-ce la sortie de phase de chauffe du premier moteur ?), et retomba lourdemment sur le plancher métallique de l'Hytachy. Sous lui, le sol tremblait. Ils décollaient, cela ne faisait nul doute. Vert-6 était devant lui et hurlait, mais il n'entendait rien. Vert-4 abaissa rapidement le levier de fermeture du sas, plongeant la salle dans l'obscurité.

Les yeux de Schoelcher s'habituaient rapidement à l'obscurité. Au fond du couloir, il perçut les éclairs des armes automatiques. Ses compagnons tentaient toujours de lui dire quelque chose en hurlant. La partie n'était pas gagnée.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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Script (version 2.9.9-r9) fait en août 2000