L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXIII
Décollage immédiat II

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

Massés dans le corridor, plaqués contre la paroi les uns derrière les autres, les Crânes d'Oeuf contemplaient avec frayeur les éclairs de lumière ponctués de bruits électriques au détour du couloir. Éric se faufila entre les attardés, remonta doucement la file, écrasant quelques pieds. L'un d'entre eux mit la main sur son épaule, le figeant sur place.

« Hé, Éric, qu'est-ce qu'on fait là ? Et c'est quoi ces éclairs là devant ? »

« Ho ça ? » fanfaronna Éric. « Sans doute les dévermineurs impériaux. Notre entrée n'est pas passée inaperçue. Mais Schoelcher s'en occupe. D'ici cinq minutes ça devrait aller. »

Un craquement sourd ébranla toute la coque, comme pour contredire son propos.

« Et ça ? » gémit le Crâne d'Oeuf terrorisé.

Éric haussa les épaules. « Ha ça, hé bien, je présume que le chef sait ce qu'il... »

Un deuxième craquement, suivi d'une violente secousse, renversa tout le monde à terre dans des hurlements confus. Les gyrophares d'urgence s'allumèrent dans les couloirs. Une douce voix s'éleva au milieu du vacarme ininterrompu d'objets renversés :

ATTENTION, ATTENTION, FAUTE GÉNÉRALE DE PROTECTION. TOUS LES PASSAGERS SONT PRIÉS DE S'AVANCER CALMEMENT VERS LES ISSUES DE SECOURS.

« Éric, on tombe !!! On va s'écraser ! »

Éric hésita un instant... Un seul instant. Il ne savait pas vraiment ce qui se passait, mais il avait bien compris comment il fallait mener une équipe de pingouins terrorisés.

« C'est le signal !!! » hurla-t-il « Les défenses sont neutralisées ! Tout le monde en avant, au poste de pilotage ! À l'assaut ! »

« Waaaaaiiiiiiiihhh ! » hurla la horde pingouine, se relevant en désordre et chargeant dans le couloir, oubliant le danger.

Éric regardait défiler les attardés s'avançant un peu plus précautionneusement que les premiers et profita d'un instant de répit pour analyser la situation. Pas de doute, le châssis était en chute libre. Le gémissement de la coque avait cessé, mais le rugissement formidable des moteurs aussi. Sans moteur, il était probable que plus rien ne fonctionnait, ni les défenses, ni la propulsion. Il fallait faire vite, mais quoi ? Difficile de savoir ce que bricolait Schoelcher, mais il faudrait espérer qu'il avait autant de talent que ce qu'il prétendait.

« Éric, c'est bon, les défenses automatiques sont en panne ! » hurla une voix à l'avant.

« J'arrive ! » Il commença à se frayer un chemin au milieu de la masse compacte des Crânes d'Oeuf. Une troisième secousse, suivie d'un choc sourd se fit entendre, mais personne ne sembla la remarquer.

« Il veut un code d'accès » cria une autre voix. Éric arrivait en bas de l'échelle métallique qui menait au poste de commandement. « Poussez-vous de là ! » cria-t-il à deux pingouins désoeuvrés qui regardaient le corridor métallique d'un air hagard et interrogatif. Il les dépassa, grimpa rapidement vers le sas, attrapa une main tendue et se hissa devant une porte métallique. Un pingouin lui pointa du doigt, sur le côté de sas, une console qui attendait patiemment un code.

Sous le regard perplexe de deux Crânes d'Oeuf, il tapota rapidement le code convenu avec Schoelcher. Le sas s'ouvrit.

« Hé les mecs, c'est bon, on a ouvert le sas » hurla le premier aux autres, restés en bas de l'échelle.

« C'est un coup de Schoelcher ? » demanda l'autre pingouin, émerveillé.

« Qui veux-tu que ce soit ? » répliqua sèchement Éric. « Le bon Dieu ? »

Pendant qu'un cri de joie se répercutait dans le couloir en contrebas, Éric se précipita à la console de pilotage, s'étonna à peine du mobilier luxueux de cuir sombre et bois rare qui ornait un splendide intérieur, aux antipodes des équipements spartiates et discrets qu'il avait connu autrefois à la GigaDot Corp... « Le mobilier cuir, le symbole du pouvoir en entreprise » pensa-t-il un instant, se jetant sans élégance dans le moelleux fauteuil de direction. Jetant sa tête en arrière un instant, juste un bref instant pour se détendre, il se redressa, lançant ses mains vers le clavier de la console de pilotage, et frémit d'horreur en regardant l'écran.

Barney et Igolio, impassibles, le regardaient fixement.

« Hé, t'es qui toi ? » émit le haut parleur à côté de l'écran. Igolio faisait rouler ses yeux le long de son corps filiforme tandis que Barney croisait les bras, les sourcils (ou du moins ce qui en faisait fonction) froncés.

« Heu, moi ? » dit Éric, jetant un regard qui se serait voulu décontracté à la webcam de l'autre côté de la console. « Improvisons... » pensa-t-il. « Je suis l'enseigne de vaisseau Éric Leboeuf. Nous avons un incident technique et le commandant m'a demandé de ramener immédiatement ce châssis à la base pour maintenance. »

« Ha ça, oui, nous avons un léger incident, n'est-ce pas, Igolio ? » dit Barney.

Igolio semblait perdu dans ses pensées. Éric se rendit soudainement compte qu'il n'avait jamais pensé un seul instant pouvoir dominer les assistants. À la GigaDot, il avait toujours fait au mieux pour se débarrasser d'eux. Mais à cet instant, le contexte était différent. Un léger flottement dans ses entrailles lui remémora une caractéristique clé du problème : dans quelques secondes, le châssis s'écraserait comme un sac de patates sur l'herbe verte du CaLUG, et cette perspective n'était pas exactement ce qu'il avait rêvé en entrant en Rébellion.

« Hé Éric, c'est qui qui parle ? » dit une voix venue du sas, derrière lui.

Trois Crânes d'Oeuf s'avançaient lentement, inspectant du regard le splendide poste de pilotage, murmurant quelques commentaires admiratifs ou étonnés. « Hey, Luc, viens voir, ya d'la ronce de noyer sur le lecteur de disquettes, c'est déliiiiiiiire, comme sur la Jag' à la reum' à Béa ! »

« Enseigne Leboeuf, qui sont ces gens ? » demanda Igolio.

« Ha eux, non, c'est rien, ce sont de jeunes recrues que nous ramenons aussi à la base. Mais dites-moi, pourriez-vous me faire rapidement un point de la situation ? »

« Nous sommes actuellement en chute libre et nous allons nous écraser dans quelques secondes. Mais apparemment un technicien essaie de réparer les moteurs et ils devraient bientôt repartir. » déclara Igolio d'un sourire narquois.

« Ha oui, en effet : ne serait-il pas possible de faire en sorte que les moteurs redémarrent plus vite ? »

« Moui », dit Barney « Ça devrait être possible. » Un formidable rugissement se fit entendre et la brutale poussée des moteurs relancés à plein régime projeta presque tout le monde à terre. Des hurlements de joie se firent entendre du fond de la salle dans le fracas des corps renversés. Les Crânes d'Oeuf échangeaient des encouragements et des vivas : l'espoir revenait. Ils avaient échappé aux mercenaires de l'E-Empire, au moins pour quelque temps. Insensible à ce vacarme, Barney continuait son soliloque : ce Barney-là semblait plus calme, serein et posé que le Barney qu'avait connu Éric, autrefois. « Ces techniciens de maintenance sont détestablement incompétents. » pérorait-il, imperturbable. « Je tiens à vous signaler que cet espèce de tordu a débranché un disque de la baie RAID à coups de hache et farfouillait je ne sais quoi avec nos données. D'ailleurs, il a mis hors d'état nos robots dévermineurs de telle manière qu'on pourrait presque croire qu'il l'a fait exprès. Je me demande bien où cet abruti a pu obtenir son certificat, enfin... »

Éric frémit. Dans un coin de la console, dans une petite fenêtre créée par Barney, il voyait distinctement l'image d'un Schoelcher perplexe devant sa console. Il se tourna et cria au dénommé Luc.

« Luc, c'est urgent, tu vas voir Shoelcher, à côté de la baie, et tu lui dis de remonter sans toucher à rien. Dis-lui que nous avons le contrôle de la situation. »

Luc regarda un instant Éric comme s'il avait proféré quelqu'insanité, puis se retourna en courant vers le sas. Éric comprit que Luc venait de lui accorder ce qu'un pingouin n'accorde d'ordinaire que rarement à un étranger : la foi en la capacité à déterminer plus justement que soi le bon usage des prochains instants de sa propre existence. Éric était des leurs, désormais. Quoi qu'ils en disent, les rebelles étaient sectaires et cruels envers les nouveaux venus. Mais il fallait leur reconnaître cette capacité assez rare chez l'humain à changer d'avis lorsque la preuve de leur erreur devenait visible ou flagrante. L'absence d'organisation structurée laissait chacun face au choix de vivre ailleurs ou d'accepter ici un compromis flou, qui se construisait sur un ensemble d'évidences que chacun percevait à sa façon. Luc savait que s'il pouvait encore se poser la question à cet instant, Éric, le traître impérial, y était pour quelque chose, et que, quelqu'en soit la raison, la motivation profonde, il avait fait ce qu'il fallait, et cela ne se discutait pas, cela était.

« Juge autrui sur ses actes, à chaque instant. » avait proféré Schoelcher éméché au retour d'un entraînement difficile en plein Ether, autrefois, il y avait quelques jours à peine.

« Commandant, les moteurs 1 à 4 sont lancés, 5 à 8 en cours de lancement. » déclara Barney, interrompant Éric dans ses pensées. « Je dois également vous informer de la liste des dommages causés par ce technicien incompétent : dispositifs de déverminage détruits, base des utilisateurs détruite, cinq périphériques hors d'usage. Par chance, nous sommes intacts. » sourit Barney en bombant le torse. « Ha, mais revoilà compère Igolio. »

Igolio, qui s'était éclipsé sans qu'Éric le remarque, réapparut dans un tourbillon d'étincelles, couvert de cambouis, portant une casquette, un bleu de travail, et une trousse à outils graisseuse.

« Alors v'là l'bilan, mon bon m'ssieur, z'avez du cliqu'tis dans l'moulin et le chemisage moteur qu'est à r'faire, et grosso-merdo, à vue de nez, et au pifomètre. »

« Igolio, » le coupa Barney « tu te trompes de programme : ça c'est Win-assistant-mécanicien automobile 1.00.2454b2. »

« Ha oui, excusez-moi. » dit Igolio, enlevant sa casquette. « Tu sais, Barney, je crois qu'on a vraiment des trucs bizarres dans la base de données. Ya un peu tout qui déconne à bord. J'ai l'impression qu'on a des problèmes avec la mémoire. »

« C'est impossible, Igolio. » déclara sèchement Barney « Nous n'opérons que du code signé, donc sûr. Dis-nous plutôt où nous en sommes. »

« Hé bien, a priori, si on ne tient pas compte du fait que le journal du système de fichiers n'est pas conforme au contenu du disque, le châssis est encore en état de traverser l'Ether, en mode dégradé, bien sûr. » précisa-t-il, se tournant vers Barney, qui acquiesça solennellement. « Pour un bilan précis, il va me falloir un peu de temps. »

Barney se retourna vers Éric. « Je suggère que vous demandiez à Igolio de procéder à une inspection complète du système, pour établir un bilan de la situation et vous aider à définir quelles procédures manuelles de reprise sur incident sont exigibles ou souhaitables, de sorte à nous permettre de procéder en bon ordre à un retour progressif vers une situation de production. Je procède par avance à la rédaction des formulaires ad-hoc, que vous signerez de votre main après relecture, bien entendu. »

« Heu, oui... » dit Éric. Igolio disparut immédiatement dans un tourbillon de sable. « Bien, » fit Barney « maintenant, Commandant, je suggère que vous fassiez monter l'équipage aux postes de combat. »

« Aux postes de combat ? »

« Oui, Commandant. » répondit Barney « Nous avons un châssis léger non identifié en approche au 14-051 et nos consignes actuelles (mode dégradé en zone hors-contrôle impérial) préconisent d'engager toutes les défenses disponibles en cas de rencontre imprévue. Ôtez-moi d'un doute, mon jeune ami : vous n'avez pas votre brevet MCSE, je présume ? »

« Heu, non » avoua Éric. « Je compte le présenter dans quelques mois, mais l'urgence de la situation a convaincu le comm... »

« Bien, bien, rassurez-vous, nous sommes programmés pour être pilotés par des officiers incompétents. Je vais donc vous expliquer la procédure : vous devez déployer l'équipage ainsi... »

Barney fit surgir un formidable diagramme tridi en 720 millions de couleurs (et 32 méga-textures, grâce à OpenGL édition impériale augmentée, précisait la légende ornée du pictogramme impérial) présentant les cent quatre-vingt douze postes de travail ordinairement déployés à bord, accompagné d'un organigramme hiérarchique qu'Éric parcourut rapidement du regard. Barney se lança dans un long soliloque expliquant le rôle de chaque fonction et échelon. Selon lui, trente-six personnes (dont à peine quatorze personnes qualifiés et un premier coq assistant) suffiraient à assurer les fonctions élémentaires d'un châssis E-Enterprise à convivialité et simplicité inégalée de dernière génération tel que le présent.

« Le second assistant à la gestion de la transmission des formulaires manuels est-il réellement indispensable ? » osa demander Éric.

« Certainement ! » s'exclama Barney. « Aucune E-Enterprise ne peut se passer d'une gestion rigoureuse des formulaires manuels, comme par exemple les demandes d'autorisation exceptionnelles d'accès hors procédures ! »

« Ha oui, bien sûr... » répondit Éric. « N'est-il pas possible qu'une même personne cumule plusieurs fonctions ? »

« Vous pouvez faire cela à condition d'en prendre explicitement la responsabilité : avez-vous, à titre personnel, souscrit un contrat d'assurance couvrant les risques de pertes d'exploitation consécutives aux erreurs commises dans le cadre de l'exercice de responsabilités exceptionnelles prises à votre seule initiative, mais relevant de décisions relatives à l'exercice du commandement d'un vaisseau impérial hors lieux et heures de services ? »

« Non. » répondit Éric.

« Alors » soupira Barney « vous devez être préalablement informé des risques de saisie sur vos biens personnels dans le cas où, conformément à l'article 7 alinéa 4 de la charte des Nautes Impériaux... » Éric fit le vide dans son esprit, essaya d'oublier. Il jeta un regard aux instruments de navigation. Le châssis était encore en pleine accélération et se préparait à entrer en Ether. Cela seul comptait.

Schoelcher fit à point nommé son entrée dans le poste de pilotage, théâtrale et fracassante comme à son ordinaire.

« C'est quoi ce merdier !!? » fut le seul salut qu'il lança à l'assemblée. Éric sourit : la vie reprenait son cours normal.


Épisode précédent
Épisode suivant


Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
back
Script (version 2.9.9-r9) fait en août 2000