L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXII
Décollage immédiat

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

« Vert-4 : faites-moi un bilan de la situation, et ARTICULEZ, JE VOUS PRIE. »

La plancher métallique du gigantesque octoprocesseur Hytachy tremblait, indiquant le décollage en cours.

« Chef, les éclaireurs ont branché une dérivation sur la console de commandement, et Éric a réussi à entamer la séquence d'initialisation. Mais il nous faut gagner le contrôle du poste de pilotage si nous voulons contrôler notre trajectoire. Et nous avons les dévermineurs impériaux qui nous barrent l'accès. »

Schoelcher se redressa lentement. Il comprenait maintenant l'origine des éclairs qu'il voyait illuminer sporadiquement le couloir d'accès au poste de commandement : il ne s'agissait probablement que de défenses automatiques, donc malheureusement intrinsèquement bien plus dangereuses que les impériaux. Les dévermineurs, de nos jours, étaient bien plus difficiles à suborner que les consultants juniors impériaux fraîchement émoulus de leurs écoles sclérosées par l'Empire, intoxiqués au XHTML/PHP et autres grammaires mongoloïdes accessibles aux sots et malcomprenants. Même Java, pourtant conçu avec plus ou moins de bonheur pour refuser obstinément d'exécuter du code de merde était trop difficile pour eux. L'Empire n'arrivait que très difficilement à gagner des zélotes sans devoir préalablement les abrutir de slogans tapageurs et de vérités incertaines plus stupides les uns que les autres, qui ravageaient l'esprit de ceux qui les subissaient, faisant miroiter le bénéfice d'un savoir exact basé sur l'apprentissage systématique d'un dictionnaire de mots-clés. Après tout, n'est-ce pas l'E-Empire qui a transformé la banale réunion d'autrefois et ses transparents manuscrits en show multicolore (moins de mots, plus de couleurs, comme la dernière lessive à la mode) requérant trente bons kilos de matériel et une vingtaine de mètres de câbles, secteur, vidéo, son, terminal infrarouge, j'en passe et des meilleures ? Les codes dévermineurs étaient par contre conçus pour contrebalancer les effets pervers de cet abrutissement des pilotes impériaux, qui avait pour conséquence inévitable de ne pas leur laisser percevoir le risque qu'ils courraient à utiliser de manière ludique leurs équipements peu sécurisés. Ils devaient compenser par la force brute des processeurs disponibles et l'analyse systématique des entrées-sorties l'inconscience des pilotes impériaux, (et il y avait du travail, quand le registre sémantique desdits incluant autant de termes marketing que techniques). Il y avait cependant une solution, radicale : les dévermineurs n'étaient que du code. Schoelcher aimait les solutions radicales.

« Vert-4, amenez-moi à côté d'Éric, Vert-2, dites aux Crânes d'Oeuf de résister quelques minutes et surtout ne pas faire de vagues et s'accrocher au parois. Ça va valser. »

Vert-2 sourit, et s'élança dans le couloir. Vert-4 regardait Schoelcher, qui caressait amoureusement du doigt un disque couleur or : son édition limitée personnelle De Bean Hamburger -- spécial pénible. Un véritable petit bijou, agglomérat hétéroclite de code de diverses origines, incluant des binaires constructeurs pour DOS comme quelques infâmes bidouilles du monde du logiciel libre torchés en 5 minutes par quelque programmeur désoeuvré. « On y va, Chef ? » Schoelcher acquiesça.

Vert-4 souleva une trappe du plancher, montra l'échelle métallique à Schoelcher. Ils s'y engouffrèrent tous deux. En bas, un Crâne d'Oeuf (celui au fouet fait de cinq lanières de câble UTP5) les regarda passer d'un air nerveux.

« C'est par là, un peu plus loin, juste derrière la baie de disques. »

Schoelcher jeta un oeil à la machinerie. Un contrôleur matériel RAID 5 hot-swap. Il sourit. Ces impériaux étaient décidément stupides : un serveur soit-disant sécurisé dont on pouvait enlever les disques d'un simple geste ? Ha oui, bien sûr. Pas d'accès physique, sauf au personnel technique compétent, donc rare, donc recruté à l'aveuglette, et de préférence dans des entreprises extérieures : risible. Sans parler du simple risque de vol de matériel. Bien sûr, une alerte administrative remonterait au responsable sécurité, et donnerait sans doute lieu à un joli rapport d'incident.

« Attendez-moi deux minutes, s'il vous plaît. » Il s'empara d'une hache d'incendie au mur et commença à s'attaquer aux fixations du premier disque venu.

« Vous êtes cinglé, Chef, on va s'écraser ! »

« Aie confiance, petit, aie confiance. »

Un craquement sourd ponctua la phrase. Le disque tomba au sol, fumant et vibrant. Les Crânes d'Oeufs entendaient le moteur du disque ralentir, mais l'Hytachy s'élevait toujours gracieusement vers le ciel.

« Raid 5 Hot-Swap, un vrai bonheur quand on a un accès physique. Aidez-moi à le recâbler sur cette prise de bus disponible... Hmmm.... Là. » reprit Schoelcher. « Ou plutôt... Faites-le vous-même, je vais voir Éric. Vous saurez faire ça ? »

Les deux Crânes d'Oeuf acquiescèrent, le regard défiant leur chef, un sourire amusé en coin. Schoelcher connaissait la recette avec les jeunots : faut pas prendre les sales gosses pour des cons, au contraire, ils sont souvent plus malins qu'un vieux singe, mais juste un peu trop impulsifs et manoeuvrables. Faut les pousser en avant. Jeunes, ils seraient encore assez cinglés pour tenter l'impossible, sans trop réfléchir aux conséquences. Plus vieux, ils devenaient pragmatiques, raisonnés, savants. À force d'apprendre, on en oublie de douter, et on finit par croire qu'on sait, alors qu'on ne sait rien. Tout le savoir qu'on enseigne n'est que modèles, paradigmes, surtout en informatique : des couches, des surcouches, des modèles et des protocoles, qui ne masquaient que de manière très imparfaite l'abrupte réalité, à savoir qu'au fond, ne restait qu'une chose : le flux, ou plutôt les flux binaires s'entrechoquant dans les bus, engloutis puis régurgités par les circuits contrôleurs, endormis dans les supports de stockage, véhiculés par les câbles et les fibres, sous une foultitude de formats plus abscons les uns que les autres. Un modèle chasse l'autre, les mêmes problèmes demeurent, car les problèmes sont des éléments de réalité, cette ennuyeuse réalité qui semble prendre un malin plaisir à contredire les modèles. Le modèle le plus simple restait le meilleur : le flux binaire, rien d'autre. Tout le reste n'était que protocoles, et le protocole reposait sur le code, et le code était flux. Seule la maîtrise complète du code sur un vaste ensemble de systèmes pouvait donner un espoir de faire respecter un protocole. Même si le protocole représentait souvent la volonté de celui qui l'avait conçu (ou plutôt la volonté de celui qui avait commandité celui qui l'avait conçu). Et il y aurait toujours un cinglé pour mettre le coup de hache dans l'élément-clé, la pièce physique ou logique sur laquelle reposait l'édifice. Inutile de chercher de complexes failles théoriques de protocoles absconoïdes. Même si elles étaient souvent nombreuses, car un protocole repose toujours sur des assertions qu'on oublie fréquemment de citer, la réalité bancale suffisait souvent à révéler le chemin à celui qui savait comment le chercher : avec ses yeux et l'esprit vif, tout simplement.

« Chef ? » La voix d'Éric, au fond se faisait entendre « C'est vous, Chef, venez vite me filer un coup de main, ou on va avoir des problèmes. »

« J'arrive. »

Vert-4 s'était faufilé dans les nappes emmêlées, éclairé par la torche de son compagnon. Il ricanait tout seul au milieu de la filasse, la hache d'incendie du chef à la main. « En cours », nota Schoelcher. « Maintenant, on improvise, on s'adapte, on domine. Qu'est-ce que je l'aime, ce plan ! » Il sourit, et s'avança, contournant la baie. Il lui faudrait jouer au chef, le mec qui sait toujours quoi faire, le mec qui ne se trompe jamais, le mec qui connaît toutes les réponses. Éric et ses compagnons étaient jeunes. Sa présence leur donnait le courage qui manquait pour révéler leur énergie et leur imagination. Mais pour ça, il fallait sans cesse rassurer, faire taire ses propres doutes, faire taire ceux des autres par une verve intarissable. C'était ça, le mythe Schoelcher : simplicité, efficacité, grandeur d'âme, « Schoelcher, toujours au top ». Quelque part, il n'aurait jamais rien voulu vivre d'autre. Il sentait l'adrénaline monter dans ses veines, le gonfler à bloc quand il arriva devant Éric, qui avait quelque peu perdu de sa superbe, assis à même le sol devant une console murale démontée et recâblée à la va-vite.

« Alors voilà, Chef, j'ai débranché et récupéré le bus vidéo et clavier. Le poste de pilotage est mort, mais j'ai pu lancer la séquence de démarrage en court-circuitant les broches APM avant de déconnecter la commande de puissance principale. La séquence est très longue car le BIOS veut absolument tester trois fois les soixante-quatre gigaoctets de mémoire en émulation 8086 et chaque processeur et je ne sais quoi encore, mais le problème, c'est que nous avons également réveillé les dispositifs de protection du système qui barrent l'accès aux commandes. Je peux intervenir jusqu'à l'affichage de l'écran d'authentification, mais après je ne pourrai plus rien faire ! »

Schoelcher sortit son disque, avisa le chargeur de CD-ROM, l'ouvrit, et inséra son disque dedans.

« Tente un accès au BIOS, là, maintenant, vite ! »

Éric appuya frénétiquement sur les touches F7, F10, DEL et SUPPR de la console, jusqu'à ce que la console ne cesse d'émettre une série de bips frénétiques. Soudain, l'écran caractéristique bleu et rouge apparut.

« C'est un BIOS Amigo 99 OEM patché pour l'an 2000 ! Il veut un code d'accès. »

Schoelcher donna un mot de passe. Éric le regarda l'air surpris, et tapa le code. La fenêtre de commandes apparut. Éric se retourna vers Schoelcher, l'air impressionné. Schoelcher n'aurait plus besoin d'asseoir son ascendant, pour quelques heures du moins.

« Boot on int 18 : enable, security off, fast memory test, halt on No errors, change admin password, blank, SCSI boot PROM enable. Sauve et quitte. Tu attends l'écran de la puce SCSI. Voilà, ici, tu désactives le RAID hardware, tu mets boot sur... Hey les gars, c'est fait vos bidouilles au fond ? »

« Bus 1, port 5. » répondit une voix au milieu des câbles.

« Et le CD il est câblé sur quoi ? »

« Bus 0, port 3. »

« Merci et restez en place. Éric, tu as une disquette DOS avec support SCSI et ATA2 ? »

Éric acquiesça. Tous les impériaux ont toujours ce genre de trucs sous la main, pour reprendre la main sur les Dataware Ooze en furie.

« Alors boote sur disquette. Je vais avoir besoin du DOS pour bricoler un peu la carte réseau et le contrôleur RAID. »

« La Toms peut pas faire ça, Chef ? »

« Il faut que je reste en mode réel pour accéder aux bibliothèques logicielles du BIOS. »

« Ha... » dit Éric. Il ne comprenait pas grand chose, mais il le nota.

« Allez maintenant, petit, pousse-toi, à moi de jouer. »

Éric s'écarta de la console.

« À mon signal, » reprit Schoelcher, « tu vas repartir avec les Crânes d'Oeuf en direction du poste de pilotage. Les dévermineurs seront neutralisés à ce moment là. Tu t'empares du poste de pilotage, tu te loggues administrateur, mot de passe blanc, tu changes immédiatement le mot de passe et tu nous propulses droit en plein Ether, direction sans importance, à pleine vitesse, et tu restes en place. Je te rejoins dès que possible. »

« Vous allez faire quoi, Chef ? »

« Regarde... »

Schoelcher manipula la console. La trappe de lecteur de CD-ROM se referma. Il créa un ramdisk, une émulation de support de système de fichiers en mémoire (il y avait bien plus de place sur ce châssis que ce que le système primitif ne pouvait en concevoir). Manipulant rapidement, il commença à copier le CD Spécial pénible dans le ramdisk, tout en formatant le disque dur recâblé par les Crânes d'Oeuf. « Tu vas voir » grommela-t-il. Il installait un système rebelle complet dans le ramdisk, tout en copiant le flux binaire brut du système RAID dans le disque capturé.

« Maintenant, je t'explique : regedit.exe en mode réel sait dumper un registre, que je stocke... Là. Ici se trouve ce qui m'intéresse, la clé de registre déterminant le lancement des programmes au démarrage. J'insère quelques outils à ma façon, je retire ce contrôle et ce contrôle, et celui-ci et je remplace GINA. »

« C'est quoi, GINA ? »

« Graphical Interface for Network Access : le login impérial. Je le remplace par cette petite cuisine maison, en calculant l'offset, modifiant la MFT de la partition impériale... Et voilà. Ha oui, il faut aussi modifier le journal, qui est à l'offset... » Schoelcher lançait quelques calculs. « Au passage, j'écrabouille les pilotes des dévermineurs, ici, là, et là. Tu peux y aller. Je lance le châssis. »

Éric s'élança vers l'échelle métallique, hurlant des ordres brefs à travers la trappe métallique. Des cris de joie lui répondirent. Schoelcher avait encore pas mal de travail à faire. De Bean supportait très mal ce genre de châssis pessets gonflés à bloc, ces architectures limitées poussées à leurs extrêmes. Il faudrait espérer que les souvenirs d'Éric remontant à l'époque de son enrôlement dans l'Empire suffirait à les propulser hors d'atteinte de leurs ennemis... Au moins quelque temps. Mais il disposait de bien assez d'espace disque pour faire ses petites expériences.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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