L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXXI.XI
Dans la boîte de Pandore

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet : elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins.

Anatole France : l'île des Pingouins

La tête renversée en arrière dans son immense fauteuil de cuir sombre, les traits tirés, le visage figé, L'Empereur contemplait l'écran hémisphérique qui couvrait le plafond et les murs du centre nerveux de l'Empire : une immense pièce circulaire à l'architecture écrasante que le commun des mortels ne connaissait que par les longues visioconférences par lesquelles il imposait sa lointaine omniprésence à ses vassaux. Il feignait de ne prêter aucune attention aux pas sourds du Seigneur Vadou qui approchait lentement, derrière lui, remontant l'unique corridor d'accès en pente douce. Son attention se concentrait sur les infimes fluctuations d'un point bien précis de son horizon synthétique dans le dense lacis de courbes emmêlées qui représentait l'empire, son empire. Distraitement, l'Empereur fit apparaître dans un coin, à sa gauche, les statistiques détaillées de cet objet, ce vaisseau. Laissant aux calculateurs le temps affiner leurs données, il jeta un bref coup d'oeil à cette autre fenêtre sur le côté de l'immense écran, qui lui présentait l'image figée de deux contrôleurs de permanence terrorisés, notifiant aux observateurs entraînés que devenaient inévitablement ses proches sa grande satisfaction de la manière la plus prolixe qu'il s'autorisait envers de simples subordonnés. Puis, d'un geste négligent de la main en direction de la minuscule caméra qui lui faisait face, il renvoya l'image de ses vassaux dans les ténèbres obscures de l'arrière plan, s'accordant quelques instants de jouissance à l'exercice de sa toute puissance, s'émerveillant une fois encore de l'efficacité des logiciels de reconnaissance de forme qui interprétaient tous ses gestes.

Derrière lui, le Seigneur Vadou s'était immobilisé. L'Empereur attendit encore quelques instants. Vadou restait silencieux. Sans doute n'avait rien à dire pour le moment.

« Vous l'avez vu, n'est-ce pas ? dit alors l'Empereur.
- Oui, Monseigneur. Ils arrivent. »

L'Empereur s'autorisa une fraction de seconde pour considérer cette hypothèse, mais ne vit rien qui remette en cause son analyse.

« Ils ? demanda-t-il calmement. Je ne vois qu'un seul pilote.
- Ce châssis apparemment égaré manoeuvre avec une aisance peu crédible pour un simple visiteur. Je crois possible que nous ayons affaire à un pilote professionnel appuyé par un centre de commandement extérieur. Le flux ténu de données qu'il entretient avec sa passerelle d'entrée aurait tendance à plaider en faveur d'une telle hypothèse. Je suppose que celui-ci explore notre espace, et repartira bientôt faire un rapport à ses compagnons restés à la lisière. »

L'Empereur resta silencieux un instant, puis fit lentement se redresser et tourner son siège pour faire face à son interlocuteur dans la lumière crue d'un projecteur qui s'illuminait doucement, faisant tomber du plafond une lumière irréelle. Le voile de soie de sa cape sombre retomba lentement sur ses yeux, masquant progressivement la résille scintillante de fibres optiques hérissée de capteurs qui recouvrait son crâne pâle, épilé, strié de veines saillantes. Sa peau irritée devenait avec le temps très sensible à la lumière.

« Qu'envisagez-vous dans l'immédiat ? reprit-il, rivant son regard sans les yeux de son interlocuteur.
- Le détruire ne servirait probablement à rien, du moins actuellement, répondit Vadou, imperturbable. Le flux de données de son sillage a toutes les caractéristiques d'un bruit de fond, ce qui me semble extrêmement suspect : tout logiciel conventionnel générerait un flux qui, a défaut d'être analysable, présenterait du moins des caractéristiques non aléatoires. Je suggère que nous isolions la zone compromise de tout contact avec l'empire et les laissions y errer jusqu'à ce qu'il se lasse et s'en aille de lui-même. Cela nous permettra de valider ou d'infirmer cette hypothèse... Et quelques autres. Il sera toujours possible de condamner cette fraction d'espace quelque temps après... Ou de le dédier à l'exercice de nos vautours.
- Oui, bien entendu. »

L'Empereur approcha alors sa main gauche du petit clavier sous son repose-bras. À cette approche, le clavier et sa main se mirent à luire à l'unisson d'une lueur pâle, notifiant visuellement aux caméras de surveillance l'authentification réciproque des calculateurs intégrés de chaque équipement. L'Empereur portait, sur le dos de la main, une puce de silicium collée sur une fine membrane adhésive de plastique photophore reliée par une fibre souple dans sa manche au réseau de calculateurs interdépendants répartis sur tout son corps. Ainsi pouvait-il, par de simples gestes, donner ses ordres aux machines, en toute sécurité. Pris isolément, chaque calculateur n'était qu'une machine inerte. Communiquant les uns avec les autres par induction ou par câble, ces éléments constituaient une machine dont l'objet principal était d'identifier pour d'autres machines la présence de l'Empereur.

Manoeuvrant rapidement quelques touches, il isola rapidement les deux dernières répliques de leur dialogue et les signa du Sceau Impérial. Sous son siège, un faisceau de fibres acheminait silencieusement les ordres certifiés vers la machinerie qui assurerait la transmission de la parole impériale aux différents centres de commandement. Les commandants de secteurs recevraient bientôt l'ordre et modifieraient de concert la topologie du réseau impérial. Rien n'amusait tant l'Empereur que de voir ses séides s'évertuer vainement à égaler l'efficacité absolue de ses machines, à part peut-être voir leurs visages se tordre en quête d'inutiles excuses pour leurs inévitables erreurs.

L'Empereur regardait avec un plaisir non dissimulé s'afficher dans différentes fenêtres les traces de différentes opérations consécutives à son geste. Les machineries complexes réagissaient tout à tour, accusant réception de la parole impériale. Son assistant personnel, ectoplasme resplendissant dans sa tenue virtuelle de Grand Chambellan, apparut à la limite de son champs de vision, notifiant les rapports des gardiens des Marches de l'Empire (sous forme d'animations personnalisées), qui s'engageaient à combler au plus vite les passes vers les grandes plaines du réseau impérial et construire une nouvelle topologie autour de l'intrus. Lentement, sur le plafond, le lacis évoluait, défaisant les liens du réseau, en rebâtissant d'autres, tissant une toile dense autour de l'intrus.

Le Seigneur Vadou attendait, sachant d'expérience quelle importance l'Empereur attachait à ces jeux qu'il jugeait puérils. L'Empereur, qui avait fait d'eux ceux qu'ils étaient, avait cette passion de compliquer à l'infini et présenter de manière attractive et inutilement imagée ce qu'un simple rapport de deux lignes aurait pu signifier.

« Savez-vous ce qui nous rend si différents l'un de l'autre, Vadou ? » demanda soudainement l'Empereur.

Vadou avait l'habitude des intrusions brutales de l'Empereur dans son intimité, ses pensées, de le voir ainsi aborder sans détours des sujets fréquemment dangereux pour ses interlocuteurs. L'Empereur n'attendait pas de lui de réponse obséquieuse ou respectueuse. L'Empereur agissait ainsi quand il était certain que son interlocuteur détenait inconsciemment une information importante. À moins, bien sûr, qu'il ne s'agisse encore de cette horripilante manie qu'il avait de cultiver en permanence la vigilance de ses proches en les agressant subtilement, en les menaçant dans leur existence propre. Mais Vadou se savait déjà bien plus soupçonneux que de raison. Vadou n'était pas de ses zélotes irrémédiablement corrompus par l'argent de l'Empereur, incapables de ne plus jamais pouvoir envisager d'existence sans profiter de la manne des colossaux profits de l'E-empire.

Personne ne comprenait vraiment l'Empereur. L'Empereur ne savait que rarement expliquer ce qu'il était ou ce qu'il voulait (à supposer qu'il y eut une différence entre être et désirer, avait-il d'ailleurs déclaré un jour de fatigue, entre autres maximes pontifiantes). Vadou pensait que l'Empereur lui-même ne savait pas réellement où ses désirs le menaient, les menaient.

« Je vais où votre vision me guide.
- Auriez-vous une vision qui vous soit propre, Vadou ?
- Vous servir rend malaisé d'approfondissement mes propres voies. À supposer qu'elles existent, elles ne saurait avoir la profondeur des vôtres. Ceci équivaut à considérer que je ne puis devant vous prétendre en avoir une, sans pour autant penser le contraire. »

L'Empereur sourit.

« Ce chemin que je créé, ce chemin que vous suivez, est ce qui nous différencie : vous n'avez pas eu la chance de confronter la valeur de vos rêves à l'abrupte réalité de l'existence, de les laisser évoluer au gré du possible. Vous avez accepté de me suivre, mais, au fond de vous, vous n'approuvez pas ce chemin.
- Ce monde que vous créez n'est pas sans danger pour ceux qui le font être.
- Et je vous remercie d'y être mon bras, mes yeux, de prolonger mon oeuvre là où tout ceci reste insuffisant. »

Vadou méditait, silencieusement. L'Empereur ne partageait plus sa vision avec personne depuis bien longtemps : non pas faute de le vouloir, mais faute de trouver quelqu'un qui puisse l'y suivre. Vadou savait pourtant que l'Empereur était autrefois rêveur, enthousiaste, s'emparait de toutes les idées qui passaient à sa portée pour les faire siennes, les assembler, les partager, et recommencer. Bâtir l'Empire l'avait contraint à s'entourer de gens capables, mais forts différents de lui, avec lesquels il partageait de moins en moins de valeurs. L'Empereur lui-même avait beaucoup changé, le temps passant, du moins d'apparence. Mais qu'aurait-il bâti s'il n'avait pas au fond de lui quelque envie ?

« Vous voulez ce pilote, cet intrus, n'est-ce pas ? déclara Vadou.
- Il a suivi seul ou presque ce chemin qui est mien. Il n'a fait presque aucun effort pour cela. J'aimerais le connaître. »

Vadou haussa les épaules

« Celui-ci plutôt qu'un autre ?
- N'est-il pas le premier ?
- À parvenir ici sans assistance ? Certes, en théorie, du moins. Mais n'aurait-il pas été guidé par un renégat ou quelque document égaré, voire avoir dérobé et assemblé au hasard quelques-uns des logiciels expérimentaux que nous disséminons ? »

L'Empereur observa attentivement le point lumineux.

« Je ne crois pas. Mais je sais que vous vous en assurerez. »

Vadou hésitait. L'Empereur se tourna soudainement vers lui. Leurs regards se croisèrent, un instant, puis Vadou reprit :

« Avez-vous pris connaissance du rapport concernant le renégat Von Daum ?
- Vous parlez, je suppose, des succès continus de petits groupes de rebelles depuis une certaine intrusion dans un de nos centres de recrutement ?
- Toutes ces affaires sont liées, Monseigneur : vous avez les dossiers sous les yeux. Depuis leur coup de force dans la Gigadot Corp., les rebelles sont anormalement actifs et étonnamment fructueux dans leurs entreprises. Vous savez comme moi qu'ils ont à cette occasion mis la main sur quelques prototypes logiciels très avancés et ont démontré savoir les utiliser.
- Bien entendu, Vadou : je ne vois rien d'étonnant à cela. Je le souhaitais, vous le saviez. Nous savions qu'un jour, ces logiciels tomberaient entre des mains qui en comprendraient la valeur.
- Certes, Monseigneur. Mais tout ceci s'est déroulé bien plus vite que prévu. Avez-vous observé qu'un centre rebelle d'apparence anodine a tenté d'intégrer les logiciels dérobés à leurs propres systèmes immédiatement après la chute de la Gigadot ?
- Cela ne signifie pas pour autant que nous soyons manipulés. Certes, c'est l'une des hypothèses possibles, et je vous félicite de votre brillante manoeuvre avec Sacha Von Daum. Mais, à vrai dire, même s'il est important de continuer vos investigations dans cette direction, il est inutile de considérer que la confirmation ou l'infirmation de l'existence d'une hypothétique machination puisse avoir quelque incidence sur le bon déroulement de mes projets. »

Vadou savait cela. L'Empereur répétait depuis quelque temps que ceux qui pouvaient comprendre ses projets ne pourraient aller que dans la direction qu'il souhaitait. Mais l'Empereur n'avait jamais pour autant prétendu que l'Empire s'en sortirait indemne, et cette omission n'était pas sans le troubler. Vadou n'imaginait que très difficilement que les objectifs de l'Empereur puissent être différents des intérêts de l'Empire, mais il ne voyait pas comment interpréter autrement le fait que l'Empereur envisage avec sérénité que quelqu'un puisse manipuler la Rébellion contre l'Empire avec autant de succès, même sur des enjeux si mineurs.

« Me ferez-vous l'honneur, votre Majesté, de me dire qui est notre ennemi ?
- Que feriez-vous du nom que je vous donnerais, Seigneur Vadou ? »

Vadou sourit.

« Cela nous libérera-t-il de la tempête qu'ils ont invoquée ? Ne vivons-nous pas au milieu des créations des autres, vivants ou morts qu'importe ? Quand la boîte de Pandore est ouverte, rien ne sert de se libérer de ce qui en sort. Détruire l'artisan qui l'a créée devient vain.
- La peur ! s'exclama Vadou. Nous créerons la peur qui empêchera quiconque de suivre la voie, de la faire leur, avant qu'ils n'aient assez progressé pour oser nous affronter à nouveau. Les hordes impériales détruiront ce que nos ennemis laisseront derrière eux. La presse informatique martèlera notre parole, et elle seulement, dans chaque esprit, à chaque instant, et tout espoir disparaîtra. Nous paierons le prix quelque temps, mais nous régnerons ensuite à nouveau. La subtilité n'a qu'un temps, Monseigneur. Écrasons-les, et qu'importe ceux que nous y perdront. Les moutons n'attendent qu'un signe pour servir celui qui tient la lame.
- Si cela est possible, Vadou, répondit l'Empereur, pourquoi devrions-nous le faire maintenant ? Quel élément objectif vous fait dire qu'il faut le faire maintenant et qu'il ne faut plus attendre ? »

Vadou resta silencieux.

L'Empereur jeta un regard distrait sur l'intrus sur son écran.

« Est-ce lui qui vous effraie, qui provoque en vous cet emportement ? »

Vadou ne savait trop que dire.

« Vous avez probablement raison, Vadou. Vous le sentez comme moi. Mais vous ne savez pas ce que vous sentez. Vous sentez qu'une étape a été franchie, quelque part, hors de notre vue. C'est cela qui est important. »

Vadou comprit d'un coup. L'enjeu venait de monter subitement d'un cran. Ceci exigeait une réaction appropriée.

« Je vous ramène cet intrus immédiatement, Monseigneur. »

L'Empereur se retourna silencieusement sur son siège, tournant le dos à Vadou, souhaitant se laisser gagner par le sommeil. Vadou quitta rapidement la pièce. Constatant alors l'absence de tout convive conscient, l'ectoplasme chambellan prit l'initiative de réduire progressivement l'intensité de l'éclairage diffus de la pièce avant de s'assurer que nulle autre opération n'était nécessaire avant d'entamer la diffusion des messages qu'il réservait aux seules oreilles de l'Empereur.


Épisode précédent
Épisode suivant


Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
back
Script (version 2.9.9-r9) fait en août 2000