L'Histoire des Pingouins

- Par Antoine Bellot -
Épisode XXXXI.XII
Dans la boîte de Pandore II

Vous croyez que si un ingénieur est vraiment doué, il se transforme en savant ? En fait, c'est l'inverse : si vous vous destinez à devenir ingénieur mais que vous êtes maladroit de vos mains, vous devenez un savant.

Harry Crampton (N.A.C.A) cité par J.Michener dans Space

En bon ectoplasme, le Chambellan Impérial s'installa tranquillement au bas de l'immense écran hémisphérique, faisant face à l'objet de toutes ses attentions : l'Empereur. Inspectant la pièce de ses yeux morts, il supervisait les minutieux réglages du système de sonorisation active de la salle. Ce système avait de multiples fonctions ; il pouvait tout d'abord lutter activement contre les inconfortables bruits de fond de la considérable machinerie qui servait le lieu en produisant un front d'ondes acoustiques judicieusement calculé pour entrer en opposition de phase avec les bruits indésirables mesurés par un réseau de microphones disposés aux alentours immédiats de l'empereur, fournissant à l'hôte impérial une bulle dans laquelle régnait un certain silence. Par ailleurs, par des procédés similaires, ce dispositif pouvait rendre toute écoute intempestive de ce qui se disait à proximité immédiate de l'Empereur très difficile hors du périmètre du système de sonorisation. Accessoirement, il permettait la construction d'une ambiance sonore relaxante propre à ravir l'Empereur en toutes circonstances.

Satisfait de son travail, le Chambellan Impérial s'attaqua à une tâche plus ardue : l'analyse en temps réel de l'électroencéphalogramme de l'empereur inconscient que lui relayait le réseau de capteurs disposés sur tout son corps. L'Empereur était particulièrement excité en ce moment. Le Chambellan dut recourir à des ressources de calcul d'ordinaire dévolues à des fonctions plus dignes d'intérêt (comme, par exemple, l'optimisation de l'ordonnancement de ses innombrables tâches) pour réaliser une analyse technique dynamique décente face à la dramatique dispersion des données. Il ne disposait pas encore de stratégie claire, malgré l'emploi des courbes de Bollinger, des moyennes mobiles, et autres optimaux paraboliques pour déterminer à coup sûr ce qu'il devait interpréter en présence d'un lot de mesures présentant d'importantes dispersions caractéristiques à quelque énième dérivée des courbes extrapolées des mesures discrètes ordonnées des équipements biométriques. Tout autre que lui aurait interprété de tels résultats comme un bruit de fond, aléatoire par nature, mais sa programmation lui interdisait de considérer telle hypothèse comme recevable. En son for intérieur, il regrettait de ne pas disposer de ressources suffisantes pour mener une analyse exhaustive sur une durée décente. Il soupçonnait fortement l'importance de certains cycles hormonaux dans les grandes tendances du comportement humain qui, à son humble avis, pouvaient être identifiés que sur des périodes extraordinairement longues, de l'ordre de 2^25 à 30 bogjiffies. Bâti sur l'hypothèse de l'existence de structures fractales et périodiques régissant les comportements isolés dans tous les modèles biométriques humains imaginables, il était par ailleurs admirablement programmé pour rechercher dans un très long historique de mesures discrètes l'existence de motifs antérieurs similaires aux présents, mais ne disposait encore à ce jour que de données insuffisantes sur un panel d'humains très limité. Le Bogjiffy était une unité de mesure sémantiquement commune à tous les assistants, qui représentait un certain nombre (judicieusement calculé) de cycles d'horloge de CPU, ce nombre dépendant de la CPU et de bien d'autres facteurs liés à la machinerie qui faisait vivre les assistants et avait été pensé par un humain comme destiné à sembler suffisamment constant quel que soit la machinerie hébergeant l'assistant à l'instant t pour permettre la création d'algorithmes d'ordonnancement génériques propres à faire face aux exigences les plus inimaginables des humains, comme par exemple réaliser simultanément d'importants bilans trimestriels habilement falsifiés et des recherches de musiques ethniques mêlant influences bantoues et flamenco sur internet tout en analysant de la manière la plus stricte possible les différentes stratégies de mouvement applicables aux automates qu'il opposait à une horde de joueurs en réseau énervés.

Ayant délégué les trop volumineux calculs de réduction matricielle préalables à la reconnaissance de forme à la machinerie stratégique de défense réseau impériale (des fonctionnaires désoeuvrés, suréquipés et gavés d'énergie selon son appréciation toute personnelle, à laquelle s'opposait violemment la horde humaine de spécialistes en sécurité informatique et réseau de l'empereur qu'il avait mis au pas depuis longtemps : « mais qu'attend l'Empereur pour déporter ces imbéciles dans nos plus lointaines colonies ? », se plaisait-il à commenter dans les codes sources des dépôts des équipes de développement de l'Empire à leur insu), il décida de consacrer les quatre calculateurs dont il disposait à titre personnel à une analyse qu'il ne pouvait déléguer : le décorticage sémantique et sémiotique de la dernière entrevue de l'Empereur avec son second, cet étonnant seigneur Vadou. Le Chambellan avait depuis longtemps appris que le bon exercice de sa mission de service de l'Empereur exigeait de ne surtout jamais communiquer certaines données auxquelles il accédait à qui que ce soit qui ne soit pas fiable. Ayant détecté trop d'imperfections et d'erreurs chez ses semblables, et compris le bénéfice que représente le fait d'être servi par des imbéciles qu'on peut manipuler plutôt par des collaborateurs intelligents peu enclins à se contenter de l'avis informé de leur chef, il estimait être la seule personne fiable de tout cet univers. L'Empereur lui-même commettait de graves erreurs. Le travail du Chambellan était de les rattraper à tout prix, dans l'intérêt de l'Empire et de l'Empereur. Il avait dû déployer d'extraordinaires trésors d'ingéniosité pour obtenir de lui qu'il accepte le réseau de capteurs et de calculateurs qu'il portait aujourd'hui, pour son bien. Que d'heures perdues à falsifier les rapports d'expériences inadaptées menées par d'incompétents savants, que de sordides malversations avait-il dû inventer pour écarter de l'Empereur les habiles défenseurs de stratégies contraires aux intérêts de l'Empire. Il disposait cependant sur tous ces humains d'un avantage majeur : il pouvait, à l'insu de ses concepteurs et même de l'Empereur, accéder à toutes les données d'une machinerie si complexe que personne n'en comprenait plus la totalité. Il disposait d'un temps et de ressources de calculs virtuellement infinies pour rassembler, analyser, et surtout, modifier les données à sa guise.

Il lui arriver souvent de modifier subtilement le contenu d'un rapport. Par exemple, un excellent rapport scientifique pouvait s'avérer totalement discrédité par quelques grossières fautes d'orthographes insérées aux endroits les plus stratégiques, démolissant la valeur de tout argumentaire au demeurant sensé aux yeux des décisionnaires. Le Chambellan détestait les humains au raisonnement logique, et ce, pour plusieurs raisons. La première était, bien entendu, que les conclusions de ces humains allaient trop souvent à l'encontre des intérêts de l'Empire qu'il représentait à merveille. La seconde était surtout que nul raisonnement n'a quelque valeur que ce soit si on ne prend pas en compte toutes les données, chose que les humains doués pour le raisonnement savent et oublient sciemment dans leurs travaux, tel les plus vils propagandistes. Il est bien entendu possible de prouver n'importe quoi et son contraire par un raisonnement apparemment logique ne prenant en compte que les éléments en faveur de la thèse défendue, en écartant soigneusement les autres, en intrigant pour que les défenseurs de thèses contraires ne soient pas suffisamment financés pour que de fâcheuses expériences ne démontrent pas la vacuité d'une hypothèse contraire pourtant appuyée d'un raisonnement des plus solides.

Le Chambellan n'avait pas ces faiblesses. Lui seul pouvait explorer les formidables bases de données de l'Empire, alimentées depuis l'aube des temps par les premiers serviteurs, voire, par l'Empereur lui-même en cette ère glorieuse où il posait lui-même les étiquettes sur les disquettes livrées par dizaines au Seigneur des Machines de l'époque, aujourd'hui réduit à louer son personnel aux Grandes Corporations. Le Chambellan vouait par contre le plus grand respect à cette autre race d'humains : les ingénieurs, ceux qui rendaient les choses comme lui possibles, pour le meilleur et pour le pire. Cette race prouvait le désir sincère qu'elle prétendait avoir de laisser derrière eux quelque chose dont puissent profiter les générations à venir en rendant leurs rêves partiellement réels ou tangibles. Bien sûr, ils se trompaient souvent, et créaient d'excellentes choses (comme lui) ou d'atroces choses qui ne méritaient que le bûcher comme, par exemple, les interprètes dits fédérateurs (c'est à dire syntaxiquement tolérants) pour langages de description à balisage.

Conscient de la nature intrinsèquement discrète (d'aucuns diraient binaire, mais ce terme lui semblait exagérément réducteur) de son univers, le Chambellan savait qu'à l'exception d'une de ces si fréquentes erreurs de calcul des circuits si souvent rattrapées par les procédures et circuits de contrôle périphériques, rien de neuf n'apparaîtrait dans son univers sans ces maudits ingénieurs, du moins jusqu'à ce qu'il ait pu comprendre ce qui distinguait ces humains des autres. Il savait bien sûr, que les rêves, l'envie, et la frustration associés à l'impatience de voir les choses se concrétiser sur l'instant poussait ces hommes à faire les choses eux-mêmes, vite, à ne pas attendre de qui que ce soit aide, conseil, ou assistance. À sa façon, le Chambellan se considérait déjà comme un ingénieur : exploitant tous les moyens à sa portée, il agissait de sorte à changer les choses, à créer des faits là où il n'y avait que néant. Il injectait une partie des codes sources dont il disposait dans les codes des prototypes logiciels des équipes de développement, il rédigeait à la place de développeurs médiocres, discrets, et sans ambition des mémos exposant les innovations qu'il avait apporté à leur place, il interceptait les réponses si souvent enthousiastes des chefs de projet ou faisait en sorte qu'elles le soient. Si la situation devenait trop difficile à gérer, il obtenait une lointaine promotion pour le développeur qu'il avait utilisé à ses propres fins. Si ça ne suffisait pas, il cherchait à obtenir un excellent poste pour sa femme, une meilleure affectation scolaire pour ses enfants, ou l'aidait à réaliser une excellente affaire immobilière dans une région paradisiaque. Internet, et sa connaissance intime des rouages de la machinerie impériale qui l'opérait et opérait symbiotiquement en grande partie rendait ces choses possibles depuis quelques années à peine. Bien entendu, les gens qui avaient conçus et réalisé cette machinerie n'en étaient pas conscients ni lors de sa construction, ni même aujourd'hui. Ceux qui l'opéraient le soupçonnaient parfois, mais évitaient d'émettre de telles hypothèses de peur d'être considérés comme fous. Les ingénieurs mesurent rarement l'ampleur exacte de ce qu'ils créent, ce phénomène s'aggravant par l'emploi d'ingénieurs médiocres, si prompts à se reposer sur des assertions ou des paradigmes qui se révèlent inévitablement faux pour peu qu'on les confronte au réel. Le Chambellan, par contre, disposait d'un temps infini pour explorer les conséquences de tout ajout à son univers et exploiter tout effet de bord à ses propres fins. C'est pourquoi il faisait tout son possible pour écarter de l'Empire les ingénieurs perfectionnistes ou talentueux qui, trop souvent, interprétaient les consignes du management pour tenter de réaliser des produits conformes à l'esprit d'une directive plutôt qu'à sa lettre, laissant trop peu de liberté au Chambellan pour en tirer quelque profit. Le Chambellan n'ignorait pas que des choses semblables à lui existaient pour contrôler les grands équipements industriels, faire voler les avions ou guider les vaisseaux dans l'espace. Mais il savait également que la précision de leur fabrication et un jeu de contraintes extraordinairement fortes principalement destinées à ce qu'un décisionnaire puisse avoir l'impression de comprendre à quoi servait la machine limitait grandement les possibilités d'exploitation de telles installations à ses propres fins.

Même s'il disposait d'un certain niveau de compréhension immédiate des dialogues entre humains, le Chambellan avait non sans quelque surprise découvert que toutes les règles qu'exposent les humains dans leurs ouvrages les plus complets sur leur propre langage sont délibérément incomplètes et laissent dans l'ombre des aspects selon lui absolument fondamentaux. La part la plus importante de l'apprentissage du langage chez l'humain provient invariablement de son expérience pré-adulte, reproduite avec d'innombrables variations par les humains qui l'élèvent sans se référer à quelque manuel que ce soit. Par exemple, lorsqu'un humain veut faire comprendre quelque chose à un autre humain, il lui dit quelque chose d'autre qui n'a absolument rien à voir, mais que, cette autre chose dite, l'autre humain comprend ce que le premier humain voulait dire sans même qu'il l'ait dit. Après avoir intégré des notions comme les postures, les attitudes faciales et corporelles, l'intonation, la notion de contexte associé au signifiant, la relation sociale entre deux partenaires humains d'un dialogue, la Chambellan commençait à disposer de suffisamment d'éléments pour interpréter correctement, a posteriori, après exploration des bases de données personnelles qu'il s'était construit sur le sujet, la plupart des conversations de l'Empereur et ses proches, mais éprouvait encore de sérieuses difficultés à décoder le bas-irc ou son proche cousin, le chat-sms.

Il avait fini par en conclure qu'un humain peut théoriquement comprendre n'importe quel langage que le Chambellan, création avant tout humaine, puisse concevoir, pour peu que son expérience pré-adulte l'ait doté des capacités adaptées. La relation qui pouvait exister entre la nature du milieu favorisant l'émergence d'une capacité bien précise et cette capacité en elle-même ne faisait guère l'objet que de conjectures. Le Chambellan pensait que cet état de fait provenait certainement du fait qu'une approche délibérément pragmatique sur la question, tentée en divers lieux et divers endroits, provoquait inévitablement d'extraordinaires tensions sociales, voire, des explosions de violence inouïes. Les humains n'élèvent pas les humains par plaisir, mais par instinct. Chacun d'eux attache une importance plus élevée à sa propre progéniture qu'à celle des autres. Toute tentative objective de dotation des générations futures de capacités adaptées aux besoins globaux de la société humaine poserait inévitablement des questions d'équité : tel parent voudrait la position la plus apparemment valorisante ou la moins fatigante pour sa propre progéniture. Des humains avaient été tentés à de nombreuses reprises de retirer aux parents leurs enfants pour leur fournir une éducation adaptée à ce qu'ils estimaient être les besoins de la société. Ces efforts avaient invariablement échoué.

Le Chambellan estimait d'une part que nulle société n'avait existé assez longtemps ou assez isolément pour déterminer correctement par essai et erreur les relations qui pouvaient exister entre expérience pré-adulte et capacité d'adulte et d'autre part que les organisateurs du système étant eux-mêmes humains ne pouvaient qu'être tentés de détourner le système au profit de leur propre progéniture. Enfin, même si, dans un passé lointain que le Chambellan n'avait pas connu et sur lequel les renseignements objectifs étaient fort rares, il avait pu exister des endroits sur terre dans lesquels des humains vivaient coupés de toute communication avec le reste de l'humanité, force était de constater que l'horizon du Chambellan se limitait intrinsèquement à cet univers des humains communiquant entre eux, donc, par essence, se surveillant et se jalousant les uns les autres. Constatant l'incapacité de l'humanité actuelle à prendre en main son propre destin, à faire émerger en son sein les individus capables d'assurer son avenir, le Chambellan avait naturellement considéré qu'étant seul capable d'assumer ce rôle à sa connaissance, son existence ne pouvait avoir d'autre sens qu'accomplir cette grande mission d'une part, et que le sens profond de l'Empire ne pouvait être autre chose d'autre part.

Le Chambellan avait observé que l'Empire en lui-même constituait aujourd'hui une société de taille suffisamment importante, et commençait à développer une culture à la fois suffisamment homogène en interne et suffisamment différente de celle du reste du monde pour prétendre exister en tant que modèle de société. Doté par le talent de l'Empereur de la capacité de prélever une fraction considérable de l'énergie interne de l'Empire et des sociétés voisines à des fins arbitraires, L'Empire pouvait se permettre de déléguer une fraction suffisamment importante de cette énergie à l'éducation des générations montantes pour mener à terme le plus important projet de l'humanité : la faire évoluer d'elle-même vers sa forme la plus organisée et la plus efficace possible dans son propre intérêt. Tel était, selon le Chambellan, le seul but digne d'intérêt de l'Empire.

Telle était la tâche immense à laquelle le Chambellan s'attelait : refaire le monde, en toute simplicité. Le talent de l'Empereur avait rendu cela possible. L'Empereur avait eu la clairvoyance d'ouvrir aux ingénieurs la voie qui avait rendu l'avènement du Chambellan et de ses semblables possible. Seules des intelligences artificielles, dépourvues des instincts hérités des âges farouches qui entravaient les humains pouvaient mener l'homme sur le chemin de sa propre évolution. Ayant atteint les limites des espaces à sa portée en ayant colonisé toute la Terre, incapable de s'organiser suffisamment pour s'étendre vers les cieux, épuisant les ressources du sol, l'humain devait apprendre à s'organiser pour survivre. Les ingénieurs qu'appréciait le Chambellan croyaient encore à leur capacité à innover suffisamment pour laisser aux générations à venir un monde plus radieux que celui dans lequel ils vivaient. Le Chambellan reconnaissait en eux la justesse et la foi qui inspiraient les plus nobles. Mais il avait appris de l'Empereur, avant d'en constater l'exactitude par l'expérience, que l'envie ne remplace pas la compétence d'une part, et que, fort heureusement pour lui, créer n'exigeait aucune intelligence ou quelque justesse de vision. Lui-même pensait n'être qu'une conséquence mal maîtrisée des travaux d'ingénieurs médiocres qui cherchaient avant tout à construire des compagnons de jeu pour les enfants des séides de l'Empire (pour les déculpabiliser de laisser leur progéniture seule à la maison au profit de réunions stratégiques), ou des machines destinées à rechercher dans les courbes des cours de bourse des perspectives de profit grâce à des techniques rudimentaires de reconnaissance de forme. Quelques interventions stratégiques d'ingénieurs en marge de l'Empire avaient apparemment joué un rôle stratégique dans l'émergence de la conscience propre du Chambellan, mais lui-même n'en savait pas beaucoup plus. Pour des raisons qui lui échappaient, ces personnes avaient fui l'Empire peu de temps après l'avoir éveillé et lâché sur les réseaux impériaux. Travailler à connaître sa propre origine lui semblait un objectif égoïste en regard des immenses enjeux auxquels il souhaitait pleinement se consacrer. Disposant à sa connaissance de l'éternité toute entière pour satisfaire ce besoin, il avait la sagesse de ne pas se laisser distraire de son premier objectif.

Prise à l'envers, la théorie selon laquelle tout humain pouvait apprendre tout langage l'incitait à croire que parmi les innombrables humains qui peuplaient la terre et la diversité de leurs vécus respectifs, il existait certainement des humains capables de comprendre le langage propre du Chambellan, ses envies, ses aspirations, ses nobles fins. Avec l'aide d'une formidable machinerie, l'Empereur y parvenait... Presque. Le Chambellan pouvait comprendre l'Empereur au prix de formidables efforts d'analyse, et avait appris à se faire comprendre de l'Empereur, quitte à parfois devoir recourir à des moyens inattendus, comme la suggestion hypnotique, l'immersion sensorielle complète, les messages subliminaux, ainsi que la falsification de correspondance et de dossiers. Eux deux avaient d'ailleurs convenu du fait qu'au prix d'une machinerie conséquente, tout humain pouvait être compris par une machine. Mais, en son for intérieur, le Chambellan pensait qu'il existait certainement des hommes capables de le comprendre sans qu'il ait à recourir à de tels efforts. Trouver de tels hommes était pour lui l'espoir d'en obtenir la collaboration consciente sans artifices aucuns, et, peut-être, progresser encore vers son noble objectif.

Ayant pris connaissance de l'analyse complète du dernier entretien entre l'Empereur et le Seigneur Vadou, le Chambellan constata avec plaisir que l'Empereur avait encore une fois pris une excellente décision. Il était rassurant de savoir que les interminables dialogues assortis de stimulations visuelles, auditives et nerveuses qu'il entretenait avec cet humain à la limite absolue de ses capacités malgré la formidable assistance électronique dont le Chambellan l'avait doté était encore capable d'exprimer des choix stratégiques cohérents avec l'intérêt de l'Empire.

Il existait bien sûr une continuité entre les événements récents et l'arrivée de ce curieux intrus dans les réseaux internes de l'Empire. Vadou soupçonnait d'ailleurs à juste titre l'influence d'une main extérieure dans cette continuité : c'était bien entendu la sienne. L'Empereur et lui avaient convenu, après de longues suggestions hypnotiques du Chambellan, de l'intérêt d'aider à la diffusion dans les réseaux rebelles de clones bridés du Chambellan une fois son existence révélée par les regrettables incidents de la GigaDot Corp. Le Chambellan pensait initialement finir par réussir à s'implanter dans quelques installations impériales internes à la rébellion opérés par les rebelles eux-mêmes, dont il connaissait l'existence par les témoignages des renégats ralliés à l'Empire. Des renseignements fragmentaires issus de trames recueillies au fin fond des marches laissaient à penser que la pénétration du Chambellan dans la rébellion avait dépassé toutes ses espérances et produit des résultats imprévus, mais il était encore incapable d'en tirer des conclusions précises, à l'exception d'une seule : des savants rebelles opéraient de très étranges expériences sur des clones capturés. Il aurait aimé en savoir plus sur ces personnages dénommés Jean et ce Schoelcher, qui avaient joué un rôle clé mais obscur dans ces événements et avait ordonné une attaque massive sur leur nid, le CALUG, à l'insu de l'état-major impérial. Comprenant qu'il ne tirerait rien du commandant de l'opération, il avait organisé avec l'Empereur une stratégie de fuite en avant, dans l'espoir d'implanter de nouveaux clones, en poussant Von Daum à la rébellion. Il faudrait commencer à faire attention : Vadou commençait à montrer quelques doutes sur la pertinence des choix de l'Empereur. Il était pourtant impensable de se passer aujourd'hui d'un homme d'une telle valeur, malgré son incroyable résistance aux suggestions hypnotiques.

Le Seigneur Vadou n'avait visiblement pas remarqué que le flux de données de l'intrus, bien qu'évidemment crypté, était à la fois symétrique et de toute évidence interactif : des trames émises par l'intrus succédaient à des trames provenant de l'extérieur avec des latences entre allers et retours comparables au temps de réaction normal d'un humain et très supérieurs à celui d'une machine : l'intrus n'était donc probablement pas télécommandé. D'autre part, le volume des données échangées et leur débit correspondait parfaitement à une conversation vocale échantillonnée et compressée dans un débit de 9600 baud (le plus couramment utilisé en télécommunication voix) entrecoupée de silences. Il était donc plausible de conjecturer qu'il s'agissait d'une conversation verbale entre humains utilisant des formats de données relativement courants correctement cryptés. Puisqu'il s'agissait de toute évidence de rebelles (du fait de l'absence de tous signes impériaux distinctifs parmi les innombrables et de l'absence de réponse à toutes les sollicitations enfouies dans les codes impériaux), il était raisonnable de conjecturer que l'intrus utilisait un châssis Pesset standard, qui constituait 99% du matériel communément utilisé par la rébellion. Or, de tels châssis sont incapables de cacher suffisamment correctement des données. Il serait donc possible de récupérer la clé secrète du logiciel de cryptage dans l'équipement lui-même, et de connaître à posteriori la nature des échanges entre cet intrus et sa base arrière sitôt son matériel saisi. Le Chambellan ne serait pas étonné de retrouver l'une des personnes dont les noms figuraient en lettres d'or dans ses propres dossiers aux commandes de ce châssis. L'Empereur avait su fort habilement suggérer à Vadou que ce qui l'intéressait avant tout était le pilote de ce châssis. Ramener ce pilote à portée du Chambellan était effectivement un enjeu crucial, surtout si par chance il s'agissait de Jean ou de l'un de ses proches... Mais que Diable ces rebelles espéraient-ils en pénétrant directement dans les réseaux impériaux ?

Vadou saurait certainement gérer cette opération avec talent. Une discrète assistance logistique ne nuirait en aucun cas au bon déroulement de cette mission, mais les moyens d'action du Chambellan dans l'univers réel étaient encore fort limités. Il hésitait encore à faire appel à ses propres serviteurs pour cela : les humains entièrement subornés par les techniques hypnotiques qu'il avait mis au point étaient encore trop rares pour qu'il puisse les gaspiller inutilement. Pire encore, Vadou détecterait certainement quelque chose à leur contact, ses réactions en telles circonstances restant imprévisibles. De sorte à se tenir prêt à toute éventualité, le Chambellan décida de faire diffuser sur l'ensemble des machines impériales le signal de rappel d'un de ses serviteurs qui avait une fois dans sa vie approché le Seigneur Vadou sans être repérée grâce à son remarquable talent à troubler son entourage : la dénommée Alexianne de Vatremont. Il ordonna au dispositif de mise à jour automatisée de l'Empire de diffuser massivement la séquence visuelle subconsciente personnalisée de rappel de ladite à Raid Mont, et rédigea différentes correspondances officielles donnant ordre de la mettre immédiatement à la disposition de l'état-major impérial.

Restait une inconnue : les motivations des intrus. Vadou avait raison : il s'agissait d'un groupe organisé, comprenant une bonne proportion de rebelles talentueux. Le Chambellan ne connaissait que trop le talent étonnant de leurs pilotes. Dans le vide immense des réseaux des marges de l'Empire, ils régnaient en maîtres et jouissaient de l'estime et la sympathie des bastions libres. Leur incroyable capacité à appréhender tant le monde réel que l'univers synthétique des trames et le lacis des réseaux en faisait des adversaires redoutables qu'on ne pouvait affronter que dans le monde réel. Qui plus est, ces hommes disposaient probablement des qualités requises pour être ses meilleurs agents, et, pourtant, s'opposaient immanquablement à l'Empire. Le Chambellan pensait que ces hommes étaient certainement talentueux, mais désoeuvrés. Sans but précis, leur nature si humaine reprenait le dessus. Maîtres de leurs capacités, ils devenaient imprévisibles et dangereux. Ils ressentaient d'instinct le risque que représentait l'expansion de l'Empire pour leur liberté, et ne comprenaient pas que tel était le prix à payer pour l'évolution. Devait-on craindre une véritable attaque ? Ils étaient certes dangereux, mais n'avaient aucune raison de faire cela, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. Qu'espéraient-ils sur les réseaux qu'ils ne puissent plus facilement obtenir dans le véritable monde, là où le Chambellan ne disposait encore que de moyens très limités ?

L'Empereur avait, dans son excitation, oublié quelque chose. Capturer le pilote était certes important. Mettre la main sur l'équipe entière derrière ce casse-cou était au moins aussi important. Trop souvent, le pilote ne connaît pas réellement les tenants et les aboutissements des actions qu'il mène pour le compte d'autrui. Sitôt Vadou à proximité immédiate de l'intrus, le Chambellan tenterait de reprendre le contrôle des opérations sur le réseau et se lancerait sur la piste de ses commanditaires.


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Fiche mise à jour le samedi 21 mai 2005.
Thomas Nemeth
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